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La voix était nimbée d'un voile rauque, aisément perceptible.

– Allez-y, dites-moi ce qui s'est passé.

– En fait, je m'en étais douté un peu avant leur départ, mais quand il est revenu… six ans plus tard, j'ai compris que je ne m'étais pas trompé… Bon dieu… Si c'est pas à cause de la môme ça doit être pour ça, hein? Bon dieu…

Anita regardait l'homme sans comprendre…

– Excusez-moi monsieur Pinto, mais je ne vois…

– J'aurais dû m'en douter tout de suite quand vous m'avez dit police d'Amsterdam… merde.

– Qu'est.ce que vous voulez dire, monsieur Pinto?

Il planta son regard droit dans le sien.

– Vous pouvez me le dire vous savez, je savais bien que tôt ou tard ça finirait par arriver.

Anita faillit perdre momentanément son calme. C'est d'une voix délicatement posée et durement contrôlée qu'elle laissa tomber, doucement.

– Vous voulez bien me dire de quoi vous parlez, je vous assure ne pas vous suivre du tout.

– Vraiment?

– Écoutez, vous en avez maintenant trop dit ou pas assez. De quoi s'agit-il?

L'homme réprima un rictus. Il semblait à la fois surpris et désespéré.

– Oh, merde, j'espère que je ne suis pas ep train de le foutre dans la merde, vous comprenez?

– Ce que je peux vous dire c'est que vous vous foutrez dans la merde si vous me cachez une donnée importante pour la suite de l'enquête.

Cette fois on ne rigolait plus.

– Je pensais que c'était à cause de ça… Amsterdam…

Anita leva un sourcil.

– À cause de la drogue, vous comprenez?

Anita digéra l'information en tâchant de ne rien laisser transparaître de son émotion. Ce fut d'un ton froid et parfaitement détaché qu'elle laissa tomber:

– De la drogue? Travis se droguait? Vous en etes sûr?

– Ben oui, évidemment. Je m'en suis aperçu un jour chez eux. Il était vraiment dans le cirage. Et puis une autre fois, juste avant leur départ, donc, j’ai vu des traces de piqûres sur ses bras… Et puis ça faisait un bon mois qu'il n'avait pas pris de bateau. Et ça chez Travis c'était un signe de catastrophe imminente… D'habitude, il était malheureux quand il ne faisait pas sa petite virée quotidienne le long de la côte… Maisje n'ai rien pu faire je n'ai pas eu le temps de réagir… je ne sais pas… Ii est parti et quand il est revenu… Mon dieu… Ce n'était plus le même homme, vous comprenez?

Anita perçut une rage ardente dans le regard de l'homme. Une rage nettement teintée de haine.

– Il était complètement accro?

– Complètement. Il était anéanti. Le divorce l'avait privé de tous ses droits paternels, en écnange d'une pension alimentaire sur laquelle Eva Kristensen tirait un trait.

La lueur de haine froide s'était rallumée.

– Je vois, dit-elle d'une voix presque feutrée.

Il y avait un masque d'attente tout à fait authentique sur le visage de l'homme.

Elle mit près de dix secondes avant de comprendre ce qu'il signifiait.

– Je vous rassure tout de suite monsieur Pinto… je ne peux pas vous livrer d'informations, évidemment, mais je peux vous dire que nous ne suspectons pas M. Travis de trafic de drogue, si c'est cela qui vous inquiète.

Mais ce que lui avait rapporté l'inspecteur Oliveira revenait maintenant sans cesse tournoyer au centre de son esprit, occultant presque l'image de l'ancien marin qui se murait dans le silence. Travis avait été en contact avec des individus louches, appartenant à des bandes maquées avec des branches de la maffia italienne. Ouais, sans doute des dealers.

Mais cela ne signifiait pas que Travis en fût un, pour autant. On a besoin de dealers quand on a besoin de poudre.

– Vous l'avez revu souvent après son retour?

Elle essayait de savoir si Pinto avait aperçu un de ces dealers, une fois.

– Ben… en fait, je ne l'ai pas revu tout de suite. C'est en allant à Vila Real, à la frontière, pour affaires, que je suis tombé sur lui par hasard… ça faisait un an, ou presque, qu'il était revenu. Il était dans un état lamentable. Comme il m'avait aidé dans le passé… c'est lui qui m'a trouvé la place ici quand j'ai arrêté de naviguer (un souvenir douloureux tenta de s'accrocher à la surface mais fut impitoyablement rejeté dans les oubliettes de sa conscience)… Alors je me suis occupé de lui. J'ai essayé de le faire décrocher et je lui ai trouvé du boulot dans une petite société de réparation de matériel nautique que notre société avait rachetée à Lagos.

– Ça a marché?

Une hésitation.

– Non. Pas vraiment… Il a décroché une première fois pendant un an environ puis il a replongé. Il a démissionné de son poste à la société de Lagos. Il a disparu pendant au moins trois mois puis un jour il m'a rappelé pour me dire qu'il avait acheté une baraque près d'Albufeira… J'ai tout de suite pensé qu'il avait fait un truc pas clair pour disposer si vite d'une telle somme d'argent mais j'ai fait avec. On s'est revus de temps à autre… Je me suis aperçu qu'il n'avait pas vraiment décroché mais qu'il ralentissait les doses et qu'il reprenait du poids… Puis il a de nouveau disparu… c'est ce que je vous disais tout à l'heure… Puis il est revenu, avec un petit paquet de fric encore, et à nouveau parti, etc., et ça a duré ainsi jusqu'en… décembre dernier. Là, il a de nouveau disparu, a vendu sa baraque, m'a donné un bref coup de fil pour le jour de l’an et depuis je n'ai plus de nouvelles…

Ça commençait à être sérieusement louche, ces petits voyages lucratifs, pensa Anita.

– Je vais être franche avec vous; avez-vous, ne serait-ce qu'une fois, vu un des types qui lui livraient la poudre?

– Très honnêtement, non. C'était un pacte tacite entre nous. S'il savait qu'il devait recevoir la visite d'un de ses fournisseurs il me le faisait comprendre et je ne passais pas le voir ce jour-là.

– C'est tout ce qu'il faisait pour vivre? Ses petits voyages?

– Non… heu, enfin je ne sais pas exactement… c'était pas tout à fait notre genre de se poser tout plein de questions vous voyez?

Un vague sourire, un peu triste et nostalgique sur une amitié difficile mais certainement intense.

– Travis s'est remis sérieusement à la peinture… C'est ça qui l'a sauvé, peu à peu. Mais ça lui rapportait très peu… En tout cas, petit à petit il a ralenti les doses. À la fin, je sais qu'il ne se piquait plus… en revanche, c'est vrai… il continuait de sniffer et il fumait pas mal… des cigarettes de cocaïne et d'héroïne mélangées… nom de dieu de la vraie dynamite…

Anita comprit que le type avait dû y goûter au moins une fois à cette dynamite.

– Il s'est remis à naviguer l'année dernière. Doucement… Je crois qu'il est sur le point de s'en sortir…

– Je l'espère sincèrement, monsieur Pinto.

Anita se levait pour prendre congé. Elle en avait appris plus qu'elle ne l'aurait jamais imaginé.

– Je tiens à vous remercier pour votre coopération, sincèrement…

– De rien… j'espère juste que je ne vais pas le foutre dans la merde avec tout ce que je vous ai dit…

– Ne vous inquiétez pas… La police d'Amsterdam n'a aucun pouvoir pour arrêter un consommateur de drogue ici, en Algarve. Pas plus qu'à Amsterdam, vous voyez?

Son sourire mélangeait astucieusement désespoir et sérénité.

Elle lui tendit la main par-dessus le bureau, «Au revoir et merci pour tout monsieur Pinto», et le laissa seul à ses réflexions sur la vie, les marins britanniques et les femmes néerlandaises.

*

La Désoxyne n'est pas vraiment la meilleure tisane sonmifère qu'on puisse trouver. Alors qu'Alice tombait rapidément dans les replis du sommeil, Hugo était resté des heures durant allongé sur le lit, les yeux fixant le plafond ou la campagne obscure par la fenêtre. Les souvenirs récents qui le hantaient firent une fois de plus leur apparition et c'est dans une rêverie acérée par le speed, la bouche desséchée et les nerfs en flammes que les T72 serbes, crachant le feu de tous leurs canons, surgirent sur l'écran du mur. Vers cinq heures et demie du matin, le ciel d'encre vira bleu cristal et il finit par s'endormir d'un sommeil de plomb.