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– Alors comment était-il?

La femme réfléchit un instant, synthétisant une rapide photo mentale:

– Grand. Cheveux courts… Châtains. Yeux clairs. Quarante ans, à peine. Assez athlétique. Un visage carré, des mains puissantes, pas celles d'un fonctionnaire du Trésor, vous voyez…

Un rapide clin d' œil.

– Quel genre, les mains, à votre avis?

La femme ne semblait pas dépourvue de perspicacié.

– Je ne sais pas… Pas un ouvrier non plus… Pas abîmées… Juste très puissantes… Un sportif… Actif… C'est drôle, j'ai pensé à des mains de militaire, mon mari est commandant dans les forces aériennes de l'OTAN… Quelque chose comme ça.

Anita intégra l'information en silence.

– Qu'est-ce qu'il vous a dit d'autre cet inspecteur du Trésor?

– Rien, ça a duré à peine deux minutes. Je ne l'ai même pas fait entrer… Il m'a juste dit qu'il avait ce chèque pour M. Travis puis m'a posé les deux-trois questions dont je vous ai parlé… Je lui ai conseillé de s'adresser au notaire ou à l'agence, quoique je savais qu'ils ne pourraient rien lui dire de plus que moi. L'homme m'a remerciée, très poliment, et est reparti vers sa voiture…

Ni le notaire ni l'agence ne lui avaient parlé de cet agent du fisc. Et ils l'auraient à coup sûr signalé s'ils l'avaient vu. Le type n'était pas passé les voir…

– Éventuellement, vous souviendriez-vous du modèle de la voiture? Sa couleur?

Un instant de réflexion.

– Le modèle, je ne pourrais pas vous dire… La couleur, claire, il me semble, blanche, grise, crème, ou une teinte pastel…

Bon, pensa-t-elle, elle n'avait pas retrouvé Travis, mais il y avait du nouveau.

Quelqu'un d'autre cherchait Travis.

Et elle devinait qui manœuvrait en coulisse derrière ce faux inspecteur du Trésor.

Quand elle quitta la maison des Baumann, un petit picotement se mit à lui parcourir la nuque. Il finit par s'installer durablement, fourmillement nerveux et désagréable, alors qu'elle roulait en direction de l'ouest, vers la Casa Azul, la dernière résidence du couple Travis-Kristensen.

*

Le piège se referma sur Alice à quatorze heures quinze exactement. Le car venait de franchir le Zêzere. Les cultures en terrasses et les lauriers roses s'étageaient sur les versants abrupts de la vallée. L'homme assis devant elle demanda l'heure à son voisin alors que l'autocar s'arrêtait à la dernière station avant le passage de la Serra de Gardunha. Un simple panneau, planté sur le bord de la route.

C'est à cet instant qu'elle se retourna, sur la longue banquette qui fermait l'arrière du car et qu'elle vit la grosse voiture bleue, qui s'obstinait à ne pas vouloir doubler depuis la sortie de Guarda, s'arrêter à moins de cinquante mètres derrière eux.

Elle vit également, sans pouvoir faire le moindre geste, un des deux hommes descendre de la voiture et se précipiter vers le car.

L'homme avait le teint clair, des yeux bleus, était vêtu d'un costume gris passé de mode depuis une bonne décennie et ne fit aucun effort pour ne pas se faire voir d'elle. Son regard plongea dans le sien, alors qu'il avançait vers le car. Un regard dur, froid et qui traduisait clairement: ne faire aucun geste intempestif, surtout.

Alice détourna ses yeux de l'homme en gris, foudroyée par la peur et elle le vit passer à rapides enjambées le long du car, rejoignant un vieux couple portugais qui se hissait difficilement vers la cabine du conducteur.

L'homme paya son billet jusqu'à Évora et lui offrit un petit sourire alors qu'il venait implacablement à sa rencontre, entre les rangées de fauteuils.

Son sourire s'effaça brutalement lorsqu'il prit place sur un siège vacant, côté couloir, à cinq rangees devant elle. Il lui tourna le dos, ouvrit une petite revue touristique qu'il extirpa de sa poche, et ne lui jeta plus le moindre coup d'œil.

Le car redémarra, dans un violent cahot et un nuage de fumée, désormais habituels, et la voiture bleue épousa le mouvement, comme si elle était mue par un treuil invisible. L'homme tenait un de leurs sempiternels petits micros devant la bouche.

Alice ferma les yeux en se retournant dans le sens de la marche. Sa mâchoire se contractait d'elle-même, sous l'assaut d'une méchante décoction de terreur et de désespoir.

Elle s'était définitivement mise dans la gueule du monstre.

Il n'y avait pas de plus beau piège que cet autocar.

Il ne put faire mieux que d'arriver à Guarda près d'une heure après le départ du car.

Avant de passer la frontière il avait dû s'arrêter à une station Texaco, le réservoir à sec. Ce n'était vraiment pas le moment de tomber en rade. Il avàit acheté une bouteille d'Évian et en avait vidé goulûment presque la moitié, vaguement assis sur le capot.

La station-service dominait Vilar Formoso, au sommet d'une côte qui descendait droit vers la ville-frontière, encaissée dans les contreforts de la Serra Estrela. C'est avec une impatience mal contenue qu'il attendit que l'employé ait fait le plein, les yeux fixés sur les toits qui luisaient sous le soleil, à peine cinq kilomètres plus bas.

Il reprit la route aussitôt.

À la station de car de Guarda on lui apprit que celui pour Évora était parti légèrement en retard, à treize heures vingt-cinq. Il y avait bien une petite fille étrangère, correspondant à la description, qui était arrivée par le car de Salamanque, et qui avait attendu à la terrasse du bar avant de partir.

Il sortit de la ville à quatorze heures vingt. La faim commençait à sérieusement lui tenailler l'estomac, aussi avala-t-il sur-le-champ un autre comprimé d'amphétamine. Il prit plein sud, vers Belmonte et le Puits de l'Enfer, au nom délicieusement choisi pour la circonstance.

La route suivait le cours du fleuve, dans la haute vallée du Zêzere. Derrière lui, et sur la droite, les moutonnements schisteux de la Serra Estrela et de la Serra Lousa se mouvaient doucement, de l'autre côté des vitres.

Quand la route attaqua pour de bon les pentes de la Serra Gardunha elle se transforma en une suite de lacets ou de côtes raides, dominant la vallée du Zêzere. Malgré la puissance du moteur il plafonnait à une moyenne de soixante. Profitant des moindres lignes droites pour écraser la pédale. Dieu soit loué, il attaquait directement son périple par la dernière serra d'importance.

À l'horloge du tableau de bord il était à peine quinze heures dix.

L'autocar mit plus d'une demi-heure pour atteindre le sommet de la serra. Il roulait très rarement à plus de trente à l'heure, soufflant et ahanant comme une vieille mule de montagne fatiguée par les ans.

Au début, cette vitesse digne d'un vulgaire modèle réduit accentua la terrible nervosité qui turbinait dans ses veines. Au sentiment d'être définitivement piégée, sans personne pour la sauver cette fois, venait se mêler une sorte d'impatience presque suicidaire. D'accord, avait-elle envie de hurler à l'homme en gris, vous avez gagné. Au prochain arrêt, je vous suivrai dans votre voiture…

Elle avait vraiment hâte que le car passe cette saloperie de montagne et descende vers Castelo Branco, prochain arrêt sur la ligne.

Pourtant, au fil des longues minutes passées la tête posée contre la vitre, elle finit par sentir sa peur baisser d'intensité. Éberluée, elle finit même par se rendre compte qu'elle était en train de disparaître, sans rémission possible, comme une vulgaire volute de fumée dans l'air.

Un nouveau sentiment apparaissait sous l'érosion implacable qui dissolvait l'angoisse.

Oui, c'était comme si son cerveau cherchait tout seul la solution, sans se préoccuper de ses états d'âmes. Il poussait des boutons, du genre: «comment faire pour m'en sortir?» et cela ouvrait des tiroirs, avec des morceaux de solutions.