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Et sans qu'elle n'y puisse rien, son cerveau recolla les morceaux, emboîta patiemment les pièces du puzzle. Il lui présentait une solution. Un plan.

Quelque chose qui semblait pouvoir marcher, oui, de plus en plus, au fur et à mesure que les détails se formaient, tout seuls, sous le projecteur de son esprit. Quelque chose qui allait peut-être lui permettre de s'extirper du traquenard roulant.

Elle contrôla sa respiration. Maintenant c'était une autre forme d'impatience qu'il fallait maîtriser.

L'autocar entamait sa descente vers Castelo Branco. À peine plus rapidement que lors de la montée. La route était sinueuse et assez étroite, serpentant sur les flancs boisés de la montagne. À côté d'elle, ses yeux fixaient la porte arrière du car, en contre-bas quelques marches recouvertes d’un lino sans couleur. La volée de marches la séparait du type qui avait demandé l'heure tout à l'heure, quand l'homme en gris était sorti de la voiture.

Près de la porte à soufflets, il y avait ce petit bouton, rouge et écaillé, logé dans une petite anfractuosité, à hauteur d'homme. Une ouverture de secours.

Quand elle dévalerait les marches, en levant la main elle n'aurait aucun mal à l'atteindre et à appuyer dessus.

La route était déserte, heureusement, et mis à part un petit van Mitsubishi qu'il doubla à la faveur d'une côte toute droite il ne rencontra aucun autre obstacle roulant. Il croisa juste un semi-remorque espagnol, qui l'obligea à frôler le bas-côté dominant la vallée.

Moins de vingt-cinq minutes plus tard, Hugo aperçut la vallée du Tage à l'horizon, loin devant, dans un encaissement du plateau qui se déployait au-delà des pentes boisées de la serra.

Il franchissait le sommet.

Il appuya sur la pédale d'accélérateur et commença à avaler la succession de lacets qui menait à Castelo Branco, le prochain arrêt du car. Avec un peu de chance, il aurait juste le temps de la coincer. Sinon, au pire, il faudrait attendre Portalegre, après la Serra de Marvao, bien avant Évora, de toute façon.

Il maîtrisa l'instinct amphétaminé qui faillit lui faire écraser la pédale.

Ce n'était pas le moment de verser le long d'une de ces pentes escarpées, où des éboulis rocheux sillonnaient des forêts de pins, de cèdres et d'autres essences méridionales, plus nombreuses au fur et à mesure que l'on descendait sur ce versant sud.

Son cerveau se livra alors à un calcul complexe et tortueux, et très approximatif, en traçant difficlement la carte de leurs deux courses. Il ne devait plus lui rester que trois quarts d'heure d'avance au maximum. Trente minutes avec un peu de baraka. Ce serait difficile pour Castelo Branco mais jouable pour Portalegre. Dans la vallée du Tage il pourrait mettre la gomme. Il pourrait même y être avant elle.

Il attaqua la descente les mains agrippées au volant, l'œil scotché au ruban sinueux qui défilait entre les roches et les arbres.

C'est au détour d'un virage qu'il faillit percuter la Ford bleue.

Il l'évita de justesse, braquant à gauche toute. La Ford n'était même pas rangée sur le bas-côté. On l'avait simplement laissée sur la route. Au bord d'une pente boisée qui s'enfonçait vers un pli de la montagne.

La voiture était vide et il eut nettement l'impression que la vitre était ouverte, côté conducteur.

Il n'y prêta pas plus d'attention. Il fallait coller au car et ne pas se laisser distraire. Il se concentra à nouveau sur la route, avalant les kilomètres.

C'est au détour d'un autre virage qu'il tomba sur l'autocar. Il comprit aussitôt que quelque chose d'anormal se passait. Il décéléra. Le car était arrêté. Garé sur un bas-côté de la route.

Le conducteur apparut sur la chaussée, devant le capot du gros bus vert, en faisant de larges signes de la main.

Il freina, brutalement. Quelque chose était arrivé.

Il était certain que cela avait un rapport avec Alice.

À un moment, elle n'aurait su dire pourquoi, son cerveau lui avait ordonné de se préparer. Quand le car attaqua un virage particulièrement serré, elle sentit tous ses muscles se tendre. Le conducteur rétrograda, le car ralentit encore sa vitesse de tortillard et elle sentit son corps se mouvoir.

Elle se leva et dans un geste étonnamment fluide, attrapa la barre, tourna autour de son axe, s'engagea sur l'escalier et envoya sa paume s'écraser sur le bouton.

La porte s'ouvrit dans un feulement pneumatique, un claquement sec, quand les soufflets se replièrent contre la paroi, et dans le brutal crescendo du moteur.

Elle mettait déjà le pied sur la dernière marche.

Elle se propulsa dans l'espace, vers la pente sablonneuse, en s'efforçant de ne pas stupidement fermer les yeux.

Son corps plana quelques instants…

Et le choc la transperça de part en part. Son corps ne put résister aux forces contradictoires qui l'animaient et il s'effondra en roulant aussitôt le long de la pente. Chocs, à nouveau. Griffures, morsures minérales, couteaux et matraques de roches et de feuillages. Elle s'entendit crier lorsqu'elle fut violemment stoppée par le tronc rugueux d'un gros pin.

Elle roula sur le côté, aveuglée par les contusions. Au-dessus d'elle, le car avait stoppé.

Le conducteur de la voiture avait arrêté celle-ci derrière l'autocar et l'homme se dirigeait vers les gens qui s'attroupaient au bord de la route. Du bas coté l'homme en gris s'élançait à son tour sur la pente.

Alice se releva, s'essuya la figure d'un revers de la manche déchirée et s'élança dans les profondeurs de la forêt.

Derrière elle, l'homme en gris glissait dans une ravine sablonneuse, en poussant un juron, dans une langue qu'elle ne connaissait pas.

Elle se mit à courir, sans se préoccuper des branches qui lui cinglaient le visage, ou du sang qui coulait devant ses yeux. Elle n'entendait plus que le ahanement régulier que sa gorge émettait, et le bruit énorme de ses pas contre la terre et la roche.

Elle aurait voulu se perdre à tout jamais au cœur de cette forêt.

Hugo ne comprit strictement rien aux explications affolées du conducteur.

Il était sorti de la voiture et n'avait pas vu Alice dans le car ni dans le groupe attroupé sur le bas-côté, groupe que le conducteur lui montrait régulièrement, en parlant à toute vitesse une langue qu'Hugo ne maîtrisait pas du tout.

Il le stoppa d'un geste de la main et lentement, en articulant distinctement afin que l'autre comprenne ce qu'il disait tout autant que la marche à suivre:

– Parlez doucement. Je suis étranger. Que s'est-il passé?

Le conducteur gardait la bouche ouverte et semblait chercher le moyen de synthétiser ses pensées.

Hugo le devança avant qu'il n'ait pu prononcer un mot:

– Où être la petite fille brune? Une petite fille étrangère, néerlandaise, avec un blouson rojo (une sorte d'hybride hispano-portugais)…

– C'est ça, senhor, c'est ça dont je vous parlais tout à l'heure… La petite fille, elle a sauté du car, mais ce n'est pas ce qu'il y a de plus grave.

– Sauté du car? Nom de…

L'homme l'attrapait par le bras et l'emmenait de force vers l'attroupement. Hugo discerna deux jambes à l'horizontale, deux jambes gainées de vieux bas noirs plissés.

Le conducteur repoussa la foule pour lui montrer une vieille femme portugaise allongée sur le bord de la route. Un homme tout aussi âgé, accroupi près d'elle, lui tapotait la main en lui murmurant des paroles de réconfort. La vieille femme ne semblait pas au mieux de sa forme.

Le conducteur ne voulait pas lâcher son bras.

– Cette femme a eu un malaise après ce qui s'est passé, senhor, il faut prévenir un médecin, à Castelo Branco.

Hugo se dégagea de l'étreinte et prit l'homme par le coude, à son tour. Il l'emmena à l'extérieur du cercle, le long de l'autocar.