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– En fait, c'est mon père…

Hugo eut du mal à enregistrer l'information.

Son esprit ne pouvait totalement réintégrer ce corps qui conduisait une BMW noire sur une autoroute de France. D'une certaine manière, c'était vrai une partie de sa mémoire et de son identité était sans doute restée bloquée à jamais, devant cette porte de cave sinistre et poussiéreuse, devant toute cette chair meurtrie, cette vie détruite.

– Ton père? laissa-t-il tomber dans un souffle rauque.

– Oui… c'est lui qui me l'a demandé… je lui ai promis… Ne pas dévoiler ce qu'il me disait dans ses lettres…

Hugo se renfrogna.

Tant pis, de toute façon Alice Kristensen serait sortie de sa vie dans vingt-quatre heures. Qu'elle garde donc ses fichus secrets!

Il avait la bande de l'autoroute, une cassette de Jimi Hendrix, et la guitare pyrotechnique de Purple Haze finit par tout remettre en place.

Il réussit même à faire disparaître cette putain d’image de son cerveau. Cette putain de porte clouée de chair humaine.

Elle se retrouva sur la route de l'est qui suivait la côte. Se fondre dans le décor. Épouser la terre, le pays, dompter les odeurs et la langue, apprivoiser quelques visages ou paysages…

Il faudrait compter pas mal sur l'instinct et la chance, sil'on voulait aussi aller vite.

Sur la radio, une station locale déversait sa disco internationale et impersonnelle. À sa gauche, elle pouvait apercevoir les plages bordées de pinèdes et de grands cyprès. Elle se mit à battre la mesure sur le volant, un truc de Whitney Houston, sûrement.

Passé Olhâo, la large nationale 125 trace droit vers l'ouest, au milieu des pinèdes. La voiture dévora la double bande grise, à une vitesse élevée, et parfaitement constante.

Le soleil avait depuis longtemps disparu sous l'horizon, tombant de l'autre côté de l'Atlantique comme un signal plus sûr que l'horloge et le compteur kilométrique du tableau de bord.

Les arbres avaient l'allure de grands fantômes végétaux piégés, une fraction de seconde, dans la lumière des phares.

Elle décida de s'arrêter à une petite auberge, qui semblait tombée du ciel, là, sur une avancée dans la mer, très en retrait de la route déserte. Elle gara la voiture sur un vague parking de terre battue et pénétra dans la douce chaleur des murs blanchis à la chaux, recouverts de filets de pêche et d'espadons naturalisés.

À l'intérieur, deux vieux pêcheurs dînaient à une table près des fenêtres donnant sur l'Océan et quatre hommes, un peu moins âgés, jouaient aux cartes, à une table du fond. Un des joueurs semblait être le patron, car il se leva et, avec l'hospitalité humble et effacée si caractéristique de cette région du monde, l'accueillit d'un sourire simple et de quelques mots, aux consonances chuintantes.

Elle répondit par quelques bribes et prit place à une table près de la fenêtre, juste derrière celle des deux vieux pêcheurs.

Elle commanda un grand verre de cervesa et elle grignota quelques olives.

Par la fenêtre, elle pouvait apercevoir une petite rambarde blanche dominant une pinède en pente, qui descendait jusqu'aux plages. La mer était parcourue de frémissements aux formes infinies, cristallines, sous l'emprise d'une lune épanouie, sûre d'elle-même au-dessus des flots.

Un vieux disque jouait en sourdine. Un air léger, mais d'où perçait l'inévitable accent de complainte des chansons portugaises. Une mélodie de marins-pêcheurs, peut-être, comme ces deux vieux bonshommes, dévorant leur bacalhau sans prononcer un seul mot.

Un quart d'heure plus tard, les vieux pêcheurs se levèrent et quittèrent les lieux après avoir lancé des adieux à la dérobée, et l'avoir saluée, avec respect, et sans ostentation.

Alors qu'elle commandait un petit café, Anita extirpa la photo de Stephen Travis de son sac:

– Je cherche cet homme, un ami. Un Anglais. Un ancien marin. On m'a dit qu'il vivait aux alentours de Faro.

L'homme détailla poliment et attentivement le cliché et le lui retendit en hochant la tête.

– No, no… je ne connais pas cet homme… Hé Joachim, viens voir, tu connais ce type?

Il venait de s'adresser à la table des joueurs de cartes et un homme vêtu d'une chemise rouge leva les yeux vers lui.

– Qu'est-ce qu'il y a Antonio? Quel type?

– Celui-là, martela le patron en brandissant le cliché, celui sur la photo, viens voir, c'est un ami de la petite demoiselle étrangère.

L'homme posa ses cartes, se leva et vint rejoindre le patron.

Il détailla lui aussi le cliché avant de hocher négativement la tête.

– Héou, les gars, vous le connaissez?

Joachim apportait la photo aux deux autres joueurs, qui finirent leur verre en se repassant le cliché avant de dire doucement:

– No, no…

Joachim repassa le cliché au patron qui le retendit à Anita:

– Désolé mademoiselle, nous ne savons pas qui c'est. Il ne doit pas vivre par ici… Vous êfes d'où?

– De Hollande, les Pays-Bas, précisa-t-elle en néerlandais, stupidement.

Elle rangea la photo dans son sac.

– Vous connaissez ici? lui demanda le patron dans un hollandais à touristes.

– Non. C'est la première fois, reprit-elle en portugais. Vous auriez une chambre à louer? Pour la nuit?

– Oui, bien sûr, lui répondit l'homme, visiblement ravi que son auberge ait pu ainsi stopper la course d'une jeune étrangère venue du nord. Une chambre très jolie. Donnant sur la mer. Juste là, au premier..

Et ses yeux se levaient vers le plafond, tendu lui aussi d'un vaste filet aux teintes d'algues marines.

– Parfait, s'entendit-elle répondre. Je peux avoir un peu de cognac avec mon café?

– Cognac? demanda l'homme.

Oui, acquiesça-t-elle en silence.

Il revint trois minutes plus tard, avec son café et un verre rempli d'un liquide ambré.

Il posa le tout sur la table comme s'il s'était agi d'un précieux élixir, ambroisie, voire un peu de sang du Saint-Graal lui-même.

Anita lui envoya un sourire de reconnaissance et lâcha un petit obrigado avant de plonger ses lèvres dans le café brûlant, puis dans le cognac français.

L'homme repartait s'asseoir à sa table de jeu, reprenant la partie comme si elle ne s'était jamais interrompue.

Sur l'Océan, la lune jouait avec les vagues et l'écume.

Elle se laissa griser par le spectacle de la mer et du ciel. Sirotant le café et l'alcool. Elle n’aurait su dire quand exactement elle se leva, prit possession de ses clés, se fit accompagner par le patron, qui avait tenu à porter sa minuscule valise jusqu'au premier, avant de la laisser devant la porte grande ouverte par laquelle elle pénétra dans la petite chambre.

Elle se jeta sur le lit, fit valser ses vêtements jusqu'à la chaise près de la fenêtre et se glissa dans les draps frais, avec une impression de bonheur et de félicité qu'elle n'avait pas connue depuis bien longtemps. Elle dormit près de dix heures d'affilée.

*

Le soleil descendait sur l'horizon, boule orange, nette et aveuglante, presque en face d'eux. Le ciel était pur de tout nuage. Il n'y avait que cette densité de bleu alchimique, et la boule en fusion qui repeignait l'univers d'une lumière chaude.

L'aiguille de la jauge flirtait avec le zéro.

– Bon, arrêt pipi et plein de carburant au prochain arrêt, laissa-t-il tomber.

Dix kilomètres plus loin, une grosse enseigne Texaco perça le clair-obscur chatoyant qui tombait sur la chaussée. Il s'arrêta aux pompes, fit un plein de super et reprit le volant aussitôt.

Dès qu'il fut engagé sur la route qui menait à Pampelune, il ouvrit le tube de Désoxyne et avala deux nouveaux comprimés, toujours à sec. Moins de deux minutes plus tard, il sentit son pied enfoncer de lui-même la pédale d'accélérateur mais il réussit à garder le contrôle et le sens des mesures. Il rebrancha le détecteur de radar.