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– Commencez à l'extérieur de Faro.

– Pourquoi?

– Parce que j'ai déjà interrogé toutes les agences immobilières de la ville. Ainsi que la capitainerie du port.

Anita faillit avaler de travers sa gorgée de vin espagnol.

– Vous avez fait quoi?

– Ce matin, quand on nous a appelés d'Amsterdam pour nous prévenir de votre arrivée, j'ai interrogé les agences de la ville et les autorités du port. Il ne vit pas à Faro même.

Anita l'observait avec une attention soutenue.

Oliveira tint à l'inviter et ne céda pas d'un pouce.

Anita savait que les Latins ne supportent pas l'idée qu'une femme puisse payer la note et elle n'insista que par pure forme.

Il la raccompagna jusqu'au commissariat central et lui expliqua qu'il devait partir le lendemain matin pour Lisbonne, ou peut-être plus loin, jusqu'à Porto, à l'autre bout du Portugal, pour un mandat d'amener. Il lui conseilla de commencer à l'est de la ville, vers la frontière espagnole. Peut-être était-il passé en Espagne, dans l'extrême Sud andalou. En commençant de ce côté on avait une petite chance de l'apprendre plus vite.

Anita perçut tout le fatalisme qu'il y avait dans cette explication et ne répondit rien. Elle n'ouvrit d'ailleurs pas la bouche de tout le trajet.

Elle reprit place dans la petite Corsa et finalement opta pour la méthode Oliveira. Elle n'était franchement pas pire qu'une autre.

Vers midi, la discussion s'était enfin éteinte et Hugo avait détecté un signal bien connu prendre possession de sa vessie.

Au fil des heures, Alice avait montré une curiosité boulimique et il s'était vu obligé de mettre en ordre ses connaissances historiques, là, en direct, les yeux fixés sur l'autoroute, tentant de lui expliquer clairement la genèse du conflit, en remontant méthodiquement jusqu'au début du siècle et en dérivant sur les multiples visages qu'avait pris le communisme totalitaire, en Europe et dans le monde.

Il en était à l'éclatement du premier conflit mondial à Sarajevo, en ce beau mois de juin 14, lorsque l'envie de pisser s'était clairement déclarée. De toute façon, pensait-il, il avait bouclé la boucle. Le xxe siècle, comme une immense parenthèse délirante, bornée par la même ville, au cœur des Balkans. Allez, pensa-t-il avec un fatalisme désormais coutumier. En route pour le futur. Il enclencha une vieille cassette des Stones dans l'appareil, pour patienter jusqu'à la prochaine station-service, 15 kilomètres.

Sur le terre-plein bétonné de l'immense station Esso, les voitures étaient nombreuses, garées en file indienne devant les pompes et plusieurs gros poids-lourds étaient à l'arrêt sur le parking qui longeait l'autoroute. La cafétéria était remplie de voyageurs de commerce et de routiers, de quelques touristes et de deux ou trois auto-stoppeurs semblant sortir d'une encyclopédie du baba-freak fin de siècle. De l'entrée, Hugo jeta un long regard cIrculaire sur toute l'étendue de la salle, tâchant de remarquer un détail bizarre, une tronche ou des regards suspects, des bosses sous les vestes. Il avait pris instinctivement Alice par la main en l'amenant devant le long bar où étaient entreposés à la chaîne les assiettes et les plats de nourriture. Il ne détecta rien de suspect et décida de s'offrir une petite pause de détente mentale, en relâchant vraiment la pression.

– Prends-moi une part de tarte au citron et une bière… Choisis ce que tu veux. Va t'asseoir à la petite table isolée, là-bas, je te rejoins dans deux minutes.

Et il partit d'un pas ferme et rapide en direction des toilettes.

Dans le cabinet, alors qu'il sentait toute sa structure biologique se détendre, le jet d'urine jaune fusant dans la cuvette dans un vacarme de Niagara, il s'offrit même un petit râle de satisfaction. Il se lava les mains et s'aspergea le visage, aux lavabos, en compagnie d'une demi-douzaine d'hommes, costumes marron de VRP ou chemises à carreaux et tee-shirts graisseux de routiers.

Il rejoignit Alice à sa table en ayant l'impression d'être gonflé à l'hélium.

– Bon, dit-il en s'asseyant sur la chaise de plastique orange, maintenant j'aimerais que tu m'en dises un peu plus sur ton père. L'homme du Portugal.

Il attaqua sa tarte au citron. Goût parfaitement industriel.

Alice le regardait par-dessous. En mâchonnant un bâtonnet de crabe.

– Je ne l'ai pas vu depuis quatre ans, maintenant…

– Qu'est-ce qui s est passé entre lui et ta mère pour qu'il n'ait plus le droit de te voir…

Il réfléchit une seconde, puis:

– … et que tu ne portes plus son nom?

Allee baissa les yeux sur son assiette.

Il n'y était pas allé avec le dos de la cuillère, mais bon, il fallait juste qu'il sache.

– Je ne sais pas exactement. J'étais petite à l'époque. Ma mère a divorcé, puis il s'est passé quelque chose. Avec ses avocats. Une sorte de procès… Que mon père a perdu. Un an après le divorce, il est venu me voir pour la dernière fois… Puis ma mère m'a dit que pour l'état civil je n'étais plus Alice Barcelona Travis Kristensen, mais Alice Barcelona Kristensen tout court.

Hugo sourit. Tout court.

– Tu n'en connais vraiment pas la raison? Je veux dire, ce qui s'est passé exactement.

Alice hocha négativement la tête en silence. Puis sembla se raviser, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis changea à nouveau d'avis et engloutit un autre bâtonnet de crabe.

Hugo n'avait pas manqué une seconde du manège.

– Pourquoi ne peux-tu rien me dire?

Alice leva une paire d'yeux vaguement inquiets vers lui. Elle le fixa un instant, avala une autre bouchée de surimi puis reposa sa fourchette et laissa tomber:

– Ce n'est pas très bon, ces trucs au crabe.

Hugo ferma doucement les yeux.

– O.K… si tu penses que c'est mieux ainsi.

Il termina sa tarte, acheva sa bière d'un coup sec et réunit ses couverts dispersés dans un des plateaux.

– Tu ne veux rien d'autre?

– Non, je n'ai pas très faim, en fait.

– Bien, alors allons-y.

Il se leva de table et se dirigea vers la caisse. Alice le suivit, sans mot dire et en gardant un bon mètre de distance.

Ils n'échangèrent pas une parole pendant les deux cents kilomètres suivants. À la sortie de Narbonne, il eut à faire face à un obstacle imprévu. Un carambolage sur l'autoroute était en train de provoquer un bouchon de plusieurs kilomètres. Il consulta la carte de Vitali et réfléchit intensément. C'était l'occasion de quitter ce grand axe menant à la frontière, au sud de Perpignan. En rejoignant la route des Pyrénées centrales, il éviterait le grand poste de douane menant à Barcelone. Il entrerait en Espagne par les routes montagneuses du Pays Basque et de Navarre; Pampelune, puis Burgos.

De là il descendrait à fond sur Salamanque et entrerait au Portugal par le nord, là où «on» ne l’attendrait vraisemblablement pas. Dix minutes plus tard, il roulait droit vers l'ouest, vers Carcassonne, Toulouse et Tarbes d'où il obliquerait vers la frontière. Il avait bien tracé toute la journée. Il pouvait échanger quelques heures de route supplémentaires contre l'assurance d'une totale discrétion.

À un moment donné, Alice s'ébroua sur la banquette. Elle posa ses coudes sur le haut du dossier et c'est d'une petite voix qu'elle lui demanda:

– Vous êtes fâché Hugo?

Hugo ne sut trop quoi répondre.

– Vous auriez voulu que je vous dise le truc tout à l'heure…

C'était plus un constat qu'une question, mais il entreprit de dissiper ses doutes:

– Non, ne t'en fais pas, j'imagine que tu as de bonnes raisons pour agir ainsi.

Lui-même n'avait certes pas dit toute la vérité, tout à l'heure, quand il s'était agi de préciser l'enfer. Il n'avait cité aucun nom, évidemment, et surtout pas la véritable identité de Vitali, ni d'aucun membre du Réseau. Il avait inventé une sorte d'organisation humanitaire un peu spéciale, travaillant pour le gouvernement bosniaque et s'était présenté comme chargé de la sécurité de son personnel, ce qui expliquait les armes. Il avait suffisamment mêlé d'éléments de réalité à sa fiction pour que tout paraisse plausible. Il n'avait pas raconté la livraison d'armes, les combats à Cerska et à Sarajevo, ni leur entrée dans le village de montagne, et les centaines de cadavres qu'ils y avaient trouvés. Il n'avait surtout pas raconté les jeunes femmes violées et égorgées, baignant dans leur sang sur le carrelage des cuisines ou dans les chambrettes aux lits couverts de déjections.Il n'avait certes pas décrit l'adolescente éventrée crucifiée sur une porte de cave, qu'il avait éclairee de sa torche à la lumière si crue, avec Béchir Assinevic, Marko Ludjovic et les deux autres Français. Cette image qui pouvait mettre des heures à refluer tout à fait de sa mémoire, une fois qu'elle y était apparue. Il avait également passé sous silence les dizaines de petites filles entassées dans la grande salle d'école, comme de vulgaires poupées aux membres disloqués que lui présenta un groupe d'officiers bosniaques, dont certains ne pouvaient empêcher les larmes de suinter de leurs regards vidés, troublés à jamais.