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CHAPITRE XII

Au petit matin, lorsqu'ils passèrent Dijon, Alice s'était réveillée, et s'était relevée sur la banquette. Son visage était apparu, embué de sommeil, dans le rétroviseur.

Hugo lui avait demandé à nouveau si elle ne désirait pas appeler son père au téléphone et Alice lui avait répondu qu'elle n'avait pas de numéro où le joindre. Hugo avait conduit quelques kilomètres avant de lui demander, soucieux:

– Tu as une adresse au moins?

– Oui… J'ai une adresse… heu… sa dernière adresse…

– Elle est où cette adresse?

Alice se pencha en avant pour qu'il la voie poser sa main sur le front, lui montrant où se trouvait l’adresse.

Hugo se tourna vers elle et lui envoya d'instinct un sourire complice. Décidément cette gosse aurait pu être une des meilleures élèves d'Ari.

– J'ai aussi une photo. Une photo de la maison.

Elle tendit un polaroïd par-dessus l'épaule Hugo et celui-ci jeta un bref coup d'œil au cliché.

– À quand elles remontent cette adresse, cette photo?

– Un an et demi, environ.

Pas mal, pensa Hugo, ça devrait aller.

Vers neuf heures, ils s'étaient arrêtés sur une vaste aire de repos, au sud de Lyon, station-service, cafétéria, toilettes, supermarché et ils avaient avalé une solide collation, au goût tout à fait détestable, avant de reprendre la route. Alice avait fait un brin de toilette dans les lavabos de la station.

Pendant toute la matinée, il avait donc tracé comme une fusée le long des autoroutes qui suivaient le cours du Rhône.

À un moment donné, il n'aurait su expliquer la brutalité de ce mécanisme, il ne put résister à la tentation. Il tendit la main vers la boîte à gants, qu'il ouvrit d'un coup sec. Il se saisit du dictaphone. Il vérifia d'un coup d'œil qu'une cassette était engagée dans l'appareil et il se tourna légèrement vers Alice qui observait le paysage, la tempe collée à la glace. Des peupliers barraient le bas-côté de la route, simples figures cinétiques, fugitives, à l'extérieur.

Hugo posa la grille devant ses lèvres et débita lentement:

– De la nécessité d'une littérature-en-direct. Là tout de suite. Maintenant. Simplement la traversée de la grande civilisation conurbaine, alors que la fin du monde, ou quelque chose qui y ressemble, approche inexorablement. La pensée est un virus. Il continuera de se répandre, ou bien s'endormira momentanément, attendant qu'on veuille bien, un jour, l'éveiller pour de bon.

Les livres sont peut-être de redoutables bombes à retardement… Ainsi, en ce beau jour de l'an de grâce 1993, en France, une voiture roule sur l'autoroute. Par le jeu incroyable de la vie et du chaos, deux individus traversent le continent de part en part, simples fantômes dans le crépuscule de l'Europe. Et de cette collision, miraculeusement, naît un peu de désordre, de bouleversement. Il ny a donc plus qu'à raconter la vie, telle qu'elle se déroule, et appréhender l'expérience comme une incessante transformation…

Or, indubitablement cette traversée d'un monde crépusculaire se faisait à deux, maintenant. Alice devait être intégrée au scénario. Mieux, elle devenait certainement un des moteurs de cette fiction puisée dans l'énergie de la vie elle-même. Il reprit:

– Peut-être pourrait-on commencer ainsi: Le samedi 10 avril 1993, un peu après huit heures du matin, une jeune adolescente se présenta au commissariat central d'Amsterdam… Nul n'aurait pu se douter qu'elle mettrait bientôt toute les polices d'Europe en alerte…

Il coupa l'enregistrement et offrit son profil à la jeune fille:

– Tu as faim?

Elle hocha négativement la tête.

Mais sa voix couvrit le bruit du moteur, alors qu'il se retournait vers la route.

– Vous êtes écrivain? Vous écrivez quoi comme livres?

Hugo hésita une fraction de seconde. Il jugea qu’elle pourrait suivre aisément.

– Je ne sais pas vraiment… C'est mon premier… Un roman sur la fin du monde… maintenant je le vois comme un road movie, sur la route, avec une petite fille poursuivie par les flics et par sa mère, et un type qui revient du noyau actif de l'enfer.

Il réprima un petit rire.

– Mais… c'est notre histoire, dites?

Il répondit par un vague hochement de tête. Puis, brisant enfin le silence relatif de la voiture:

– Je savais, en revenant de là-bas, que mon projet de roman et ce que je vivais allaient se télescoper. Mais très franchement, je ne t'imaginais pas dans le scénario de départ…

Un petit rire, à nouveau.

– Or c'est ça que je veux expérimenter, l'irruption de la vie dans la fiction, et sans doute réciproquement.

Alice ne répondit rien pendant un bon moment.

Il comprit qu'elle analysait le tout en profondeur.

– Hugo? finit-elle par lâcher timidement, vous m'avez dit que vous travailliez pour une organisation internationale… Et puis il y a les armes… Vous m’avez parlé d'enfer tout à l'heure… Vous voulez bien m'expliquer?

– Expliquer quoi?

Sa voix s'était faite nettement plus rude.

– Ben… vous êtes écrivain, mais vous avez une mitraillette et un pistolet, vous travaillez pour une organisation qui peut nous faire changer de voiture, de papiers et…

Elle se montra du regard et d'un geste des deux mains ouvertes.

Et d'identité, au sens strict, oui, compléta-t-il pour lui-même.

– Qu'est-ce que tu veux savoir?

Bruit du moteur.

– Alors?

– D'où venez-vous? C'était quoi l'enfer?

Bravo, pensa-t-il, par où commencer, hein, Hugo?

*

L'avion décrivit un large cercle au-dessus de l'Océan, avant d'entamer sa descente sur Faro. Le ciel était dégagé au-dessus de la côte, il faisait un temps magnifique sur toute la péninsule Ibérique.

À côté d'elle, le jeune garçon portugais avec qui elle avait échangé deux-trois mots durant le voyage rangea son bouquin dans un petit sac de sport.

Elle mit le nez au hublot et observa avec attention la terre venir à leur rencontre.

Ocre lumineuse, blancheur ensoleillée des maisons, bleu-vert irisé de vif-argent, jusqu'à l'autre bout de l'horizon. Elle ne connaissait pas Faro et elle ne sut pourquoi le souvenir de Lisbonne remonta à la surface de son esprit.

Lisbonne, pensa-t-elle en se remémorant le vieux quartier historique qui avait flambé juste avant son arrivée, pendant l'été… 1988, oui, c'était ça. Les ruelles tortueuses, parsemées de porches ombragés et de petites places encastrées entre des façades aux balcons couverts de linge, – avaient apporté une aide précieuse à l'incendie et les maisons, quand elles n'étaient pas entièrement démolies, offraient au visiteur de larges fresques noircies à la fumée.

Elle ne ferait pas de tourisme ici, pas de promenade nocturne dans la chaleur qui tombait des murs, bercée par les accents de fado soupirant des fenêtres ouvertes.

Le choc des pneumatiques sur le béton, le bruit des roues sur la piste, l'odeur de kérosène à la sortie, sur la passerelle, les formalités expédiées au transit, tout s'enchaîna très vite. Un inspecteur du commissariat central de Faro vint la chercher et moins de vingt minutes après son arrivée elle en franchissait les portes.

Le capitaine Joachim Da Costa était un petit homme grassouillet, aux moustaches épaisses et aux manières assez rudes pour un Portugais. Après les formalités d'usage qu'il avait rapidement expédiées, il l'avait fait entrer dans son bureau et lui avait présenté une chaise dure et un peu bancale.

Il s'était assis dans son fauteuil de l'autre côté du bureau et avait poussé un soupir vibrant d'une résignation millénaire.

– Vous parlez un peu notre langue, je crois?

– Quelques rudiments, tout au plus.