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À une vingtaine de kilomètres de la frontière, il observa le plan de Vitali, déplié sur le siège à côté de lui. Il trouva facilement la petite départementale qui suivait le cours du Rhin.

Il s'engagea dans la campagne boisée, légère ment vallonnée.

Soixante, soixante-dix, pas plus… Il releva le pied de la pédale.

Une petite demi-heure plus tard, suivant toujours les annotations d'un Post-it joint à la carte, il retrouva l'autoroute.

Tout cela n'avait d'autre but que d'éviter d'être repéré à un péage frontalier.

Il jeta un coup d'œil dans le rétroviseur. La bretelle disparaissait, se fondant dans l'horizon orange et bleu électrique. Il avait quitté l'Allemagne sans même s’en rendre compte. Bienvenue en Europe, pensa-t-il.

Welcome to Autobahn City, rectifia-t-il aussitôt. Il reprenait déjà la vitesse de croisière réglementaire.

Alors qu'il engloutissait les kilomètres Hugo tenta de faire le point, à nouveau.

Si la mère de cette fille était effectivement une criminelle, et qu'elle puisse disposer d'au moins deux véhicules remplis d'hommes armés, cela signifiait sans doute qu'il y en avait d'autres, beaucoup d'autres, lancés à leur poursuite.

Si on y rajoutait les flics, ça commençait à faire vraiment trop.

Il finissait pourtant par admettre l'ordre formel que lui avait intimé Vitali. L'ordre concernait ce qu'il trimballait, planqué dans le double fond d'une énorme mallette à outils Facom.

Ce qu'il trimballait dans le coffre, avait-il alors répondu à Vitali, ce n'était qu'un souvenir. Et de surcroît ce souvenir était démonté, et non chargé. Légalement, avait-il osé ajouter. La mimique de Vitali fut claire et sans détour.

À Sarajevo, les équipes de snipers travaillaient souvent par trois. Hugo ne se considérait pas vraiment prédisposé à entrer dans une telle équipe, mais il avait été surpris de constater, comme l'officier bosniaque qui avait assuré leur entraînement, qu'il pouvait toucher une cible même mobile, à quatre cents mètres, avec un bon viseur télescopique. Tirée par une carabine d'assaut AR18, la balle de 5,5 provoque à cette distance des dégâts vraiment spectaculaires. Tirées en rafales de trois, vous êtes à peu près certain qu'elles occasionneront des lésions mortelles. L'AR18 s'avéra une arme d'une précision tout à fait satisfaisante pour le type de combat qu'il eut à mener. L'autre tireur d'élite de son équipe possédait un fusil de précision allemand et s'occupait principalement des distances situées au-delà de quatre cents mètres. Toute équipe était également accompagnée d'un automaticien, un type muni d'une mitraillette, type Uzi, ou d'un Kalachnikov à crosse repliable et qui protégeait le commando à courte distance. L’AR18 avait plusieurs fois démontré qu'elle se prêtait elle aussi parfaitement à des situations dans lesquelles, pour survivre dans la seconde, il fallait tirer à moins de trente mètres, sur un groupe de types décidés à en finir une bonne fois pour toutes avec vous.

Le spectacle de l'arme démontée, pièces noires et luisantes sur le chiffon blanc déployé au centre de la table, lui avait saisi le cœur.

Vitali avait accepté qu'il planque le Ruger 9 mm dans une cachette spéciale, à l'intérieur du siège conducteur. Le fusil d'assaut, avait-il expliqué, ne résisterait pas à un canon à rayon X ou à un des nouveaux scanners des douanes, les systèmes à accélérateurs de particules qui pouvaient radioscoper un conteneur rempli de pellicules photo sans laisser la moindre trace sur les films. Si pour une raison ou une autre on voulait vérifier le contenu de son coffre et qu'on passe la mallette aux rayons, ou à une fouille en règle, il serait arrêté, la fille interrogée, remise à ses parents, la voiture fouillée, donc l'automatique trouvé lui aussi, son identité dévoilée, le Réseau compromis.

En revanche, avait-il admis, on pouvait cacher seul le pistolet à l'intérieur de la voiture, en pariant qu'elle ne serait pas d'office passée au scanner ou à la fouille, si rien de compromettant n'était trouvé dans le coffre.

Hugo dut avaler la pilule et voir son souvenir disparaître dans une malle, que Vitali s'empresserait de rapatrier à l'extérieur de la planque. Vitali était la clé de voûte de leur sécurité. Tout devait être légal, au maximum. Même les amphétamines étaient prescrites par un médecin du Réseau.

Juste avant leur départ, Vitali l'avait attiré dans un coin.

– Si tu tiens vraiment à un truc comme ça, on pourrait arranger le coup, lui avait-il soufflé.

Le Réseau disposait d'une boîte aux lettres «endormie», au Portugal. Une boîte non encore utilisée. On pourrait y laisser une arme identique, ou analogue, après on fermerait la boîte à tout jamais, lui avait proposé Vitali. Il ne devrait s'en approcher qu'en cas limite. En cas d'extrême urgence, avait-il insisté…

Au Portugal. A Evora. C'était toujours mieux que rien du tout.

Néanmoins, l'absence du poids réconfortant sous son aisselle droite et l'image d'un fusil d'assaut démonté sur une table de cuisine, ou bien alors distant de plusieurs milliers de kilomètres, finit par rendre Hugo mal à l'aise.

Il dut procéder à un effort mental assez consistant pour contrôler son souffle et ses pensées et réussir à se décontracter vraiment.

Puis il s'absorba dans le bruit du moteur et du vent qui soufflait par un petit interstice de la vitre. Il se rendit compte que la cassette s'était arrêtée.

Il partageait quelque chose d'essentiel avec cette fillette camouflée, finit-il par réaliser, alors qu'il quittait l'autoroute à l'approche de la frontière française. Cela faisait près d'une heure qu'aucun mot n'avait été échangé.

Oui, le même goût du silence, le même désir impassible de ne pas briser l'harmonie du temps qui s'écoule, cette plénitude du mouvement, si définitive sur la route. Si purement cinétique.

Il fit attention à ne pas faire d'excès de vitesse sur la petite nationale. Il aurait été stupide de tenter le diable, en l'occurrence les flics, ou pire la douane volante, alors que les frontières intérieures de l'Europe étaient légalement grandes ouvertes.

Tu es un riche producteur musical en route vers la France avec ta fille. Les vacances scolaires ont commencé mercredi en Allemagne, vous allez sur la Côte d'Azur, ou sur la Côte basque, à Biarritz.

Quelques kilomètres plus loin, il reprit:

Non. Ne pas dévoiler l'Espagne…

Tu es un riche producteur musical, tu viens passer tes vacances dans le Sud de la France avec ta fille. Rester flou, tout en donnant une information.

«Rappellez-vous: la finalité de toute information c'est d'en camoufler une autre, bien plus importante.»

Merci, Ari.

Il changea la cassette. Opta pour un autre album de Prince, Sign of the Times, Alice avait l'air d'apprécier le petit magicien de Minneapolis.

Il choisit la route rapide. Descendre le Rhône, jusqu'en Provence, puis obliquer vers la côte, vers Nîmes et Montpellier, ensuite Perpignan avant d'entrer en Espagne par Barcelone, foncer sur Tarragone et Valence, puis Ubeda, Cordoue, Séville, et enfin Faro, sur la côte sud du Portugal.

Trente heures, s'était-il données. Une journée et demie au maximum. Sans dormir. Sans stopper une minute, sinon pour bouffer et évacuer.

Alice dormirait sur la banquette. Elle ferait une toilette sommaire dans les lavabos d'une stationservice.

La partie importante du tracé se trouvait sur des autoroutes mais les abords des grandes villes étaient évités par des détours sur des routes secondaires. Sur le Post-it de Vitali, une phrase était soulignée: aux heures de pointe, dévier selon les indications.

La perfection, tout simplement.

L'autoroute dévidait sa bande interminable, et Hugo se concentra sur la conduite.

Lorsque Alice lui avait raconté son aventure, la veille, elle lui avait dit qu'elle voulait rejoindre son père au Portugal. Mais l'urgence de la situation et l'incroyable récit, entrecoupé de visions oniriques plus terrifiantes les unes que les autres, avaient fini par occulter ce détail. Bon sang, se demanda-t-il, mais pourquoi ne cherche-t-elle pas à l'appeler au téléphone?