Изменить стиль страницы

Elle se donna juste le temps de reprendre son souffle.

– Ensuite, Wilheim Karlheinz Brunner. Autrichien, né à Vienne il y a trente-trois ans. Fils unique d'une famille… disons, un peu à part. Sa mère est morte dès son plus jeune âge. Il a donc été élevé par son père, Martin Brunner. Bon… son père a été poursuivi en 1945, pour collaboration avec l'administration nazie en Autriche. Mais dans les années soixante, grâce à la fortune héritée de sa femme, il a pu rapidement prospérer avec le boom économique allemand. D'après ce que je sais il serait devenu fou, à la fin des années quatre-vingts. Il serait interné en Suisse, maintenant. Wilheim Brunner a dilapidé une bonne partie de l'empire économique paternel avant de rencontrer Eva Kristensen. Casinos, Côte d'Azur, stations d'hiver, hôtels de luxe… Maintenant c'est elle qui contrôle de fait ce qu'il en reste…

Anita laissa quelques secondes au commissaire pour digérer les informations. Ou plus exactement, comme le disait implicitement toute l'attitude du gros flic, selon un code perceptible par eux seuls, pour laisser le temps aux autres de le faire.

À un petit signe de tête imperceptible elle sut qu'elle pouvait reprendre:

– Brunner n'est pas le père de la petite Alice. Son père est un Anglais, vivant sans doute au Portugal et dont nous ne savons presque rien… Je reviendrai là-dessus tout à l'heure.

Anita vit le sourire que le commissaire réprimait. Ne lui avait-il pas dit un jour: «Faites gaffe Anita, les gros requins des étages supérieurs détestent les gens intelligents et brillants comme vous… Ne leur donnez jamais l'impression que vous leur faites la leçon…»?

Elle embraya aussitôt, lançant un regard complice à son supérieur:

– Johann Markens, maintenant: trente-six ans, né à Anvers, en Belgique. Condamné une seule fois, il y a une dizaine d'années, pour coups et blessures et port d'arme prohibée. Jugé deux fois pour trafic de drogue, mais jamais condamné. Il a également été interrogé pour le meurtre d'un dealer, ici à Amsterdam… Manque de preuves, à chaque fois…

Le commissaire leva un sourcil.

Anita comprit qu'il réclamait silencieusement un supplément d'informations, sur ce point précis.

– Pour le meurtre du dealer et pour la deuxième histoire de trafic d'héroïne, il a bénéficié de témoignages multiples et cohérents qui lui ont fourni des alibis absolument indéboulonnables… Il n'était pas aux Pays-Bas, à chaque fois.

Le commissaire pointa un regard intense sur elle.

Elle répondit à la question qu'elle avait lue dans ses yeux:

– Les noms de Kristensen ou de Brunner n'apparaissent pas parmi les témoins. Pourtant…

Le commissaire la pressait de continuer, du simple éclat métallique de la prunelle.

Elle prit son inspiration.

– Il est possible que certains de ces témoins aient pu être en relation avec les Kristensen. Mais nous n'avons pas encore eu le temps de vérifier…

Elle montrait par là qu'il ne s'était écoulé que quelques heures depuis la fusillade de cet après-midi et qu'elle avait néanmoins réuni les premiers éléments indispensables à une enquête digne de ce nom.

De plus, grâce à son travail d'investigation de toute la semaine passée, le couple Kristensen-Brunner commençait à être sérieusement cartographié.

Il lui manquait cependant de trop nombreuses informations, en particulier sur le plan du montage financier des diverses sociétés emboîtées les unes dans les autres et, cet après-midi, juste avant la fusillade, Peter Spaak était venu la voir avec la réponse négative du ministère quant à l'opportunité d'une enquête financière en profondeur à l'intérieur de la «Kristensen Incorporated».

Les hommes du ministère, qui ne l'ignoraient pas, s'agitaient sur leurs chaises, mal à l'aise.

Anita, Spaak, tous les autres inspecteurs de l'équipe, tous les autres flics de la criminelle, la plupart de ceux des stups ou des mœurs, et plus généralement une bonne majorité de tous ceux qui travaillaient dans la ruche étaient persuadés que les sociétés légales et officielles d'Eva Kristensen cachaient un réseau de compagnies-écrans dissimulant elles-mêmes de sombres activités, dont la cassette donnait une idée. Il s'agissait à coup sûr de la partie émergée de l'iceberg. De nombreuses compagnies fantômes devaient très certainement être éparpillées aux quatre coins de la planète, dans des paradis fiscaux, avec un système quelconque de prête-noms. Mais Anita n'avait pu obtenir les clés nécessaires à l'ouverture des comptes numérotés, en Suisse ou à la Barbade.

Elle comprit que le commissaire la laisserait se dépatouiller. À vous de pousser l'avantage, maintenant, lisait-elle dans son regard.

– La fusillade de tout à l'heure nous a coûté la vie d'un jeune inspecteur, brillant… Elle prouve que la connexion entre Johann Markens et les Kristensen est extrêmement suspecte…

Elle vit le nommé Van der Heed remuer sur sa chaise, préparant une question:

– Et le dénommé Koesler? Que savez-vous de lui?

Anita réprima le mouvement qui allait lui faire baisser la tête. Koesler demeurait une ombre. Citoyen néerlandais. Né à Groningue. Son enfance et son adolescence restaient impénétrables. Elle avait fini par douter qu'elles se fussent déroulées aux Pays-Bas. On perdait sa trace et celle de ses parents dès 1955, après un voyage en Afrique australe. Après plus rien, néant. Et on retrouvait Karl Koesler au service des Kristensen, à Amsterdam, en septembre 1991.

– Mademoiselle Van Dyke?

La voix la fit revenir à la réalité du bureau, et du juge Van der Heed qui attendait sa réponse, un sourcil froncé, en signe de sévérité, l'autre levé, en signe de stupéfaction.

– Excusez-moi, souffla Anita. Nous savons peu de choses de Koesler. Il demeure un des points les plus obscurs de cette histoire…

– Bien, bien, coupa le jeune juge aux moustaches parfaitement lissées. Et que pouvez-vous nous dire de la petite Alice?

Anita tenta de faire un portrait synthétique du mieux qu'elle put.

– C'est une enfant brillante, sensible, incroyablement intelligente, hors du commun. Nul doute que son témoignage apporterait un élément décisif dans cette affaire… Pour des raisons diverses je suis persuadée qu'elle se dirige vers le sud, au Portugal, où vit son père.

Elle entendit comme un soupir à sa gauche, en provenance du yuppie.

– Qu'attendez-vous exactement de nous, mademoiselle Van Dyke?

La voix du juge Van der Heed était douce, mielleuse.

Elle répondit, du tac au tac.

– Qu'on fasse de cette enquête une enquête digne de ce nom. Que l'on ne se contente pas de poursuivre Johann Markens pour le meurtre de Julian. Il y a Koesler. Selon plusieurs témoignages, un homme blond conduisant une voiture blanche a récupéré Markens à la sortie du magasin. C'est la description de Koesler… Il faut aussi que l'on poursuive illico les Kristensen, enfin Kristensen et Brunner, pour tentative de rapt. Organisation d'assassinat et l'ensemble des délits qu'on pourra leur mettre sur le…

– Une minute, Van Dyke.

C'était le jeune yuppie bronzé au costume bleu pétrole qui venait de lever la main et de l'interrompre, tout en lui envoyant son éternel sourire, figé et désespérément carnassier.

Il se leva et alla se planter devant la fenêtre. Il attaqua avec un aplomb net et tranchant:

– Cela fait des jours et des jours que vous nous bassinez avec le couple Kristensen alors que vous n'avez strictement rien de concret contre eux et… NE M'INTERROMPEZ PAS, je vous prie… L'attentat de cet après-midi prouve juste que Johann Markens était dans le magasin alors que la petite y était aussi… ça pourrait être une simple coïncidence, peut-être était-il là pour un mauvais coup, braquer une caisse, je ne sais pas moi… Pour le moment quoi qu'il en soit les Kristensen me semblent bien loin de cette histoire… Le cabinet Huyslens et Hammer nous a prévenus qu'ils étaient quelque part en Suisse et qu'ils déclinaient toute responsabilité sur les activités illicites de Johann Markens qu'ils affirment avoir licencié il y a de nombreuses semaines…