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Le code envoyé par Hugo signifiait qu'il s'agissait d'un problème ne concernant pas directement les activités du réseau mais que cela était susceptible de changer dans l'avenir. D'autre part, qu'il convenait de prendre les mesures de sécurité les plus draconiennes concernant la sécurité de la communication.

Il répondit donc à la voix de son ami selon le code convenu:

– Bonjour Vitali, c'est Fox. Vous savez le Mozart Institute… Je vous appelle pour une modification d'ordinateur. Pour un client à Düsseldorf. Il faudrait qué cela soit fait très vite, mais on pourrait se voir disons, demain à 16 heures? Au trente-huit?… Ah aussi pendant que j'y pense, vous pourriez penser à me ramener le livre de Voltaire que je vous ai prêté?

Hugo avait débité ça du ton le plus détaché qu'il pouvait. Dans le langage diaboliquement précis d'Ari tout cela signifiait, dans l'ordre: qu'il s'identifiait clairement en tant que membre du réseau. Qu'il était engagé personnellement dans une histoire qui pouvait compromettre rapidement le fragile édifice qu'ils avaient bâti. Puis qu'il demandait une entrevue au point numéro onze pour le lendemain matin à huit heures, cela grâce au code de decryptage Voltaire, qui était celui qu'il connaissait le mieux de mémoire.

Hugo entendit distinctement un stylo coucher de l’encre sur le papier et un vague murmure accompagner le rythme de l'instrument.

– Pas de problème. Vous viendrez seul ou avec votre client?

Ça, ça signifiait que Vitali lui demandait si on allait modifier ou non l'heure prévue par le premier message. Ultime mesure de sécurité.

Si oui, on ajouterait autant d'heures que le nombre de clients annoncés.

Si on voulait soustraire les heures, il suffisait de placer un «ce sont des clients très importants», ou «qu'il faut choyer», une phrase quelconque et ronflante à leur sujet. Le langage d'Ari était d'apparence tout à fait innocent et transparent, toute son ingéniosité résidait sur ce point.

Leur conversation était aussi banale que celle de n'importe quels types traitant des affaires, d'un bout à l'autre du monde.

– Je viendrai seul, laissa tomber Hugo. C'était déjà assez compliqué comme ça.

Les adieux furent brefs, comme toujours, et Hugo sortit sous la voûte noire étoilée.

L'univers était particulièrement colossal ce soir, il fallait bien en convenir.

Lorsqu'il rejoignit la voiture, il se rendit compte qu'Alice dormait toujours. Il fit demi-tour sur la nationale et repartit vers le nord, à la recherche de la nationale qui fonçait vers le Rhin.

Il la trouva, belle route noire à quatre voies, à un carrefour qui lui indiqua la direction du grand fleuve et des principales villes de la Ruhr.

Il s'engagea sur la piste de béton, à la vitesse réglementaire, conduisant de manière décontractée. Il mettrait trois heures, au maximum, pour atteindre Düsseldorf. Il trouverait un petit coin tranquille, dans la banlieue, sur les quais, et pourrait dormir deux ou trois heures. Puis ils iraient prendre un petit déjeuner, avec la petite, avant d'aller au rendez-vous.

Le hurlement qui retentit derrière déchira brutalement l'image bienheureuse de chocolat et de petit matin. D'un mouvement de la tête il put voir le visage d'Alice qui se redressait sur la banquette, les traits défigurés par une terreur absolument indicible, comme si elle venait de passer une nuit avec le diable lui-même.

Sa peau était si blanche que le réseau de ses veines créait de délicates nuées capillaires sur ses joues et sous les yeux. D'autre part, Hugo discernait pour la première fois quelques taches de rousseur, très pâles, disséminées sur les pommettes. Sans doute un effet de la lumière orange des projecteurs au sodium.

Son regard était brouillé par une peur intense, une angoisse si pure qu'elle submergea l'habitacle, comme si un fumigène puissant venait d'être lancé sur la banquette.

Hugo n'hésita pas très longtemps. Il gara la voiture sur la bande d'arrêt d'urgence, mit les warnings en position et sortit ouvrir le coffre, d'où il extirpa une flasque de métal d'un sac brun qu'il avait entreposé avec les valises.

Un bon Jameson de neuf ans d'âge.

A lui aussi, au demeurant, ça ferait du bien.

Lorsque la chaleur du vieil alcool irlandais eut fini de colorer ses joues, Alice se mura dans un mutisme absolu, saoulée par les vapeurs, sonnée comme un boxeur sur le ring.

Hugo la vit osciller sur la banquette et sa tempe alla se presser contre la vitre.

Hugo l'observa attentivement. Il comprit que ce n’était pas tout à fait l'heure de l'abreuver de questions, aussi redémarra-t-il dans la seconde pour reprendre la route du Rhin.

Afin de détendre l'atmosphère, il enclencha une cassette dans le lecteur. Un truc doux, pas trop triste et absolument détendu, s'était-il dit en farfouillant dans le boîtier de cassettes.

Il avait opté pour le plus léger et le plus délicat des albums de Prince, Around the World in a Day et il espérait que les mélodies sucrées de cette pop-music aux sonorités orientalisantes rendraient la bande noire de l'autoroute un peu moins mécanique et monotone.

Au bout d'un quart d'heure, il l'avait vaguement entendue s'ébrouer derrière lui et sa petite voix rauque s'était élevée sur les dernières mesures de Raspberry Beret:

– Nous allons où maintenant, Hugo?

Hugo réprima un sourire. Son visage venait d'apparaître dans le rétroviseur et elle le voyait aussi bien que lui pouvait la voir. L'étincelle d'intelligence semblait reprendre vie dans les prunelles cristallines.

– À Düsseldorf, répondit Hugo, nous faisons un petit crochet stratégique.

Il l'entendit bizarrement soupirer derrière lui puis se replacer contre la vitre de la portière.

Au bout de quelques secondes elle laissa tomber, froidement:

– Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée… Ça m'éloigne de ma destination…

Hugo ne sut quoi répondre sur le moment. Évidemment. Ce n'était pas tout à fait la route du Portugal, mais il lui était absolument impossible de lui révéler quoi que ce soit au sujet du réseau, ou de Vitali Guzman.

Aussi se décida-t-il à improviser, en misant sur le bon vieux coup de la confiance, qui pouvait tout à fait ne s'avérer qu'une impasse, avec une gosse de cette trempe.

– Tu as confiance en moi, Alice?

Il se retourna à peine. Il discerna l'ombre d'un mouvement parcourir la silhouette.

– Bon… Je vais voir quelqu'un qui va pouvoir nous aider. Il s'appelle Vitali. Tu comprendras sur place… O.K.?

Puis tandis qu'elle se replaçait au centre du rétro, leurs regards se croisaient à nouveau sur le petit rectangle de glace.

Il baissa un peu le volume du radiocassette.

– D'ici-là, si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'aimerais que tu me dises réellement de quoi il s'agit. Qui es-tu? Qui sont ces types armés qui te pourchassent? Qui est ta mère… Quel foutu secret toute cette affaire recouvre-t-elle, d'accord?

Il avait tout fait pour conserver l'inévitable ton froid et détaché. Et cela fonctionna plus facilement que prévu.

La voix cassée par l'émotion et l'épuisement Alice déroula à nouveau l'étrange canevas de son existence à quelqu'un qu'elle connaissait à peine.

Pour une raison qu'elle ne put s'expliquer, elle délivra à l'inconnu de la nuit des informations capitales qu'elle n'avait pas cru bon de raconter à la jeune policière.

Cela faisait déjà un bout de temps, en effet, qu'Alice faisait des rêves.

C'était ça, évidemment, qui avait en fait tout déclenché.