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Sa mère avait les traits des mauvais jours. Son maquillage était excessif et ses yeux rougeoyaient d'une colère fauve, à peine rentrée. Ses ongles étaient peints d'un écarlate vif et lumineux.

Elle traversa les quelques mètres de nuée blanche qui la séparaient de sa fille et se planta droit devant elle.

Elle ajusta ses nouvelles lunettes aux verres fumés, offrant son profil aristocratique dans un geste maniéré, mais plein d'une sourde menace, d'une force secrète, brutale et terrible. Puis elle se retourna vers elle, dans un mouvement doré, les yeux étincelants. Son visage emplit l'univers.

Elle brandit une cassette à quelques centimètres du visage d'Alice.

Sa voix était terriblement métallique lorsqu'elle éclata à ses oreilles:

– POURQUOI AS-TU VOLÉ CETTE CASSETTE, HEIN, ALICE? POURQUOI?

Et Alice ne pouvait détacher son regard des traits de sa mère. Sa peau laiteuse, d'un blanc lunaire. Ses yeux bleus, brillants et durs comme des cristaux de glace sous la lumière. Sa chevelure qui retombait maintenant sur ses épaules en arabesques blondes, ornées d'étranges bijoux d'acier noir. Sa beauté dangereuse.

Terrifiée, Alice vit le visage de sa mère s'approcher du sien. Les bijoux d'acier ressemblaient à des serpents, lovés autour de têtes de morts ou de monstres aux apparences de lézards métalliques.

Elle se jeta en arrière et vit que le décor blanc se rétrécissait sur les côtés, éclairé d'une lueur sépulcrale maintenant, comme un boyau qui se contractait.

Sa mère se transformait elle aussi. Elle brandissait fermement la cassette sous son nez et Alice vit très nettement que la bobine noire était couverte de sang. Un sang vermeil qui tombait en énormes gouttes et flaques gluantes qui explosaient sur le marbre blanc. Ses pieds en étaient trempés.

Le visage de sa mère avait la raideur d'un masque mortuaire. Jamais auparavant il n'y avait eu un tel éclat diabolique dans son regard, C'était d'ailleurs aussi la première fois que ses cheveux brûlaient.

Sa mère lui hurla de nouveau;

– RÉPONDS ALICE, POURQUOI AS-TU VOLÉ CETTE CASSETTE, HEIN? TU SAIS POURTANT QUE LA PIÈCE DU SOUS-SOL T'EST INTERDITE…

Et dans un geste de danseuse, parfait, athlétique, fluide et ralenti, elle lui envoya sa main armée de la cassette en plein visage.

L'éclair de la douleur.

Alice hurla dans son cauchemar mais tandis qu'elle se protégeait la figure et fuyait à reculons à travers le boyau laiteux, elle vit très nettement l'incroyable sourire déformer la bouche de sa mère.

Un sourire aux dents d'acier.

Sa mâchoire étincelante ruisselait d'un sang pourpre, de la couleur d'un vin très ancien…

Alice amplifia son mouvement de fuite mais sa ère marchait toujours vers elle, froidement determinée, la cassette à la main, ruisselante de sang, elle aussi.

Elle se retourna et se mit à courir màis le boyau laiteux se transforma en un méchant mur décrépi ouvert d'une simple porte, blindée, qu'elle reconnut Instantanément. Le mur lui barrait la route.

Dans la seconde qui suivit, son beau-père apparut sur le pas de la porte qu'il ouvrait de la main:

– Tu voulais voir les cassettes, eh bien tu vas en avoir l'occasion, ma petite chérie…

Et sa voix se mua en un rire sinistre qui éclata dans un écho d'église.

Derrière elle sa mère arrivait, auréolée de flammes blondes et tenant la cassette qui s'enroulait autour de son bras comme un serpent de carbone noir, à la gueule grande ouverte, ruisselante de sang, et aux sifflements terrifiants.

Tétanisée, Alice vit le visage de sa mère comme un dragon terriblement silencieux danser devant elle.

À ses côtés, Wilheim venait de porter un masque noir à son visage et en tendait un autre à sa mère, qui s'en emparait d'un geste outrageusement maniéré, tel un éventail tenu par une marquise du XVIIIe. Sa mâchoire métallique se détacha sous le loup de carton, comme une terrible réalité qui ne voulait absolument pas s'effacer. Le sang perlait à ses lèvres comme les restes d'un bon repas.

– L'énergie psychique, martelait-elle, l'énergie psychique Wilheim, l'énergie psychique et la fusion…

Quelque chose qu'Alice ne comprit pas.

La voix de Wilheim résonna, dans un espace de parking:

– Tu sais ma chérie, je ressens ça moi aussi, avec le sang…

Et Alice comprit que ses parents étaient en train de la repousser vers la pièce secrète, qu'ils refermeraient bientôt la porte sur elle…

Ça y était, elle entendait leurs rires et vit un ultimé instant le sourire d'acier de sa mère alors que le battant se refermait:

– Tu dois être punie pour ce que tu as fait, ma petite Alice, je suis sûre que tu peux le comprendre.

Derrière la porte, elle pouvait entendre la voix de Wilheim transformée en une rengaine vieillotte, craquelée comme un antique vinyl d'avant-guerre:

– Moi aussi je ressens ça, avec le sang… Tootoo-doo-doo… moi aussi je ressens ça, avec le sang…

L'obscurité qui l'engloutissait était peuplée de cassettes sanglantes et de cadavres, dont celui de Mlle Chatarjampa, elle le savait de tout son être, et elle hurla si fort qu'elle s'éveilla en sursaut avant même de les avoir vus dans son sommeil.

Au bout d'une quinzaine de kilomètres, Hugo avait dû se rendre à l'évidence: la route le menait droit vers l'est, vers l'Allemagne. Il n'aurait su dire s'il s'agissait d'un signe du destin, mais, bon, en allant vers l'est, il pouvait rapidement retrouver la route de Düsseldorf, et donc celle de Vitali Guzman.

Il modifia toutefois très rapidement ce plan initial en réalisant qu'il risquait de compromettre tout le système de sécurité du réseau, ce qui n'était vraiment pas une très bonne idée.

Il n'arrivait pas à deviner ce qu'aurait dit Ari sur ce cas bien précis. Depuis deux ou trois heures il gérait l'urgence, ne s'en sortant d'ailleurs pas trop mal. Mais aucun véritable plan d'ensemble n'était parvenu à se dessiner dans son esprit. Aucune des innombrables tactiques d'Ari ne semblait plus pouvoir éclairer sa situation. D'ailleurs, elles lui paraissaient de plus en plus floues et lointaines, abstraites. L'histoire s'était prodigieusement accéleree en quelques heures, d'une manière aussi brutale que lorsqu'il s'était retrouvé à Sarajevo, au plus fort de l'offensive serbe. Cette fois, cela se produisait sur un plan plus intime, plus indicible aussi, plus secret.

Vitali, sûrement, saurait le conseiller efficacement.

Il finit par retrouver une large nationale qui partait vers le sud mais dès la sortie du premier village abordé, il s'arrêta sur un terre-plein bordé d'arbres où il discernait la forme caractéristique d'une cabine de téléphone public.

L'horloge de bord indiquait minuit vingt et un. Vitali ne se couchait jamais avant deux heures du matin.

Il se retourna pour se rendre compte qu'Alice dormait à poings fermés. Il sortit sans bruit de la voiture et marcha dans la nuit froide jusqu'à la cabine.

Le numéro de Vitali ne se trouvait sur aucun carnet ou note de papier. Le seul carnet de téléphone du réseau c'est celui de votre mémoire disait Ari. Vous ne devez même plus savoir écrire les chiffres.

Il composa donc le numéro de mémoire et attendit la succession de bips qui le branchait jusqu'à Düsseldorf. Il fit le code convenu. Deux sonneries: Raccrocher. Trois sonneries. Rebelote. Recomposer. Attendre. Généralement, au bout de quelques sonneries, le système sophistiqué qui permettait à Vitali de pister les mouchards de toutes sortes l'autorisait à décrocher le combiné.

Sa voix rauque s'abattait alors dans l'écouteur.

– Vitali, j'écoute.

Hugo ne put réprimer un sourire en imaginant le jeune homme fragile, occupé à pondre un nouveau programme. Vitali s'était très vite révélé un rouage essentiel du réseau Liberty. Il avait ete rapidement promu au rang de meilleur élève d'Ari et il avait joué un rôle essentiel dans la mise en place des programmes clandestins.