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C’est à cet instant qu'Alice se réveilla tout à fait et prit pleinement conscience de la réalité.

Son regard percuta la petite horloge de bord.

Seigneur, tressaillit-elle, 23 heures 01.

Bon sang, mais Utrecht n'était qu'à quarante kilomètres d'Amsterdam… Et ils avaient roulé deux heures.

Tendue comme un câble électrique elle tenta d'articuler calmement:

– Excusez-moi, mais… où sommes-nous ici?

Le jeune type brun plantait ses yeux noirs sur elle.

– Nous sommes en Belgique. Juste au sud de Maastricht.

Le sourire de l'homme ne s'était pas accentué mais une lueur malicieuse s'était éveillée dans sa prunelle.

– Je vais t'expliquer, enchaîna-t-il, À Utrecht, je suis allé jusqu'à la gare, mais quand je t'ai vue dormir, je suis allé voir le tableau des trains au départ et il n'y avait qu'un train dans la bonne direction, le sud: un train pour Maastricht, à minuit et des poussières. Je me suis dis que Maastricht ne pouvait qu'être sur ma route et tant qu'à faire, il était inutile d'attendre minuit, de te réveiller et de te faire prendre un train de nuit toute seule…

Alice digéra sans peine le flot d'informations. Non, ce qu'elle avait vraiment de plus en plus de mal à percevoir clairement c'était cette mystérieuse aura qui se dégageait de l'homme. Sa franchise n'était même pas ostentatoire. Il lui exposait les faits, calmement, attendant qu'elle réfléchisse et prenne la parole à son tour. Son comportement semblait d'une logique cristalline.

Pourtant, une zone d'ombre subsistait. Pas une ombre menaçante. Rien d'aussi ténébreux que ce qu’elle ressentait à fleur de peau chez sa mère, ou Wilheim, ou Koesler…

Il fallait réagir, maintenant.,

– Je veux bien boire un thé chaud, en fait, laissa-t-elle tomber, avec un aplomb qui la surprit au plus haut point…

– Parfait, répondit-il avec malice, ça changera du Coca.

Il s'extirpa dela voiture et avant qu'elle n'ait eu le temps de réagir, il ouvrait sa portière, délicatement, comme un portier en livrée l'aurait fait, mais encore une fois, sans aucune ostentation, rien de burlesque, ou de forcé, ridicule. Rien que la portière qui s'ouvrait dans un bruit confortable, velouté, sur la nuit froide, au ciel pur, noir, piqueté de milliers d'étoiles. Le béton luisant sous la lumière artificielle du parking. Le tube orange et bleu de l'autoroute, derrière les pelouses et les petites rambardes blanches, aux teintes lunaires.

Elle marchait déjà vers la caisse et la grande cafétéria, dans un travelling de cinéma. Ses sens lui paraissaient décuplés. Elle pouvait percevoir la radiation ultraviolette du béton, la vibration si particulière du néon jaune de la cafétéria, les composantes subtiles de la lumière et aussi l'éventail neuf des sonorités qui s'ouvrait dans ses oreilles. Le relief si particulier du vent froid qui soufflait de la mer du Nord. Le vrombissement des voitures lancées sur l'autoroute comme des fusées aux lumières rouges et jaunes.

Elle leva la tête et aperçut le visage d'Hugo à la pèriphérie de sa vision, sa peau blanche comme celle d'un poisson des profondeurs. Il marchait à ses côtés. Au-dessus d'elle le ciel était moucheté d’astres aux radiations violemment visibles. Au-delà de l'autoroute, au-dessus d'une lande noire et sans forme, rien que de vagues nuances de ténèbres, le disque pâle de la lune se levait.

Elle ressentit une brutale connexion avec l'astre lunaire. Sa lumière de vitrail baignait toute l'atmosphère et une sorte d'excitation nouvelle pulsait dans ses veines. Tout était net, sec, dur, lumineux, terriblement concret. Comme cet alliage d'acier qui barrait la porte de verre de la caisse, plongée dans une piscine de soufre.

Devant elle, la silhouette d'Hugo se retournait pour l'attendre sur le pas de la porte, la main sur la barre de métal parée à être poussée.

Alice se secoua et courut à petites enjambées vers l'homme qui l'attendait.

Elle entra dans la salle aux néons jaunes avec l'intime conviction qu'elle venait de subir une expérience très importante, quoiqu'elle n'eût pas vraiment su expliquer pourquoi. Elle se sentit changée. En accord avec ce monde blafard, l'éclairage froid sur le mobilier de plastique. L’acier poli des toilettes. L'air chaud qui soufflait de l'aérateur lorsqu'on se séchait les mains en se les frottant sous le jet.

Ils dînèrent de la très médiocre nourriture standard de l'autoroute avec une impression de sérénité qu'elle ressentait comme entachée de fatalisme chez le jeune homme.

Il ne la pressa pas et ne donna pas du tout l'impression d'être aux aguets, détaillant chaque visage et chaque recoin. Il n'éprouvait aucune nervosité particulière.

Alice ne pouvait savoir que c’était parce qu'il exerçait sur lui un féroce contrôle, de tous les instants.

Un putain de contrôle qu'il s'efforçait de maintenir, sans qu'il devienne visible. Une règle de sécurité qu'Ari Moskiewicz leur avait apprise et qu'il dévidait lentement dans son esprit, tout en englobant parfaitement la situation. Rester calme et toujours voir avant d'être vu, cette bonne vieille méthode des maffiosi italo-américains, systématiquement décrite par ce biochimiste de la rue qu'était William Burroughs Jr.

Il sentait la lourdeur désormais coutumière et amicale de l'arme, calée sous son aisselle.

Il ne but qu'une bière légère et se contenta d'un unique double hamburger, afin de ne pas être alourdi. Il prit son temps pour dévorer systématiquement la nourriture qu'il savait riche en graisse et sucres divers, pouvant provoquer des somnolences intempestives, à cent cinquante kilomètres à l'heure.

Il ne savait pourquoi il ressentait cette impression de menace diffuse, mais il hésitait à mettre ça sur le dos de l'habituelle parano. Une fois, vers Travnik, cette impression lui avait permis de rester en vie.

Non, c'était bien sûr lié à la présence si particulière d'Alice, à son intelligence si vive, à la mutation qu'elle traversait, et qu'il voyait s'épanouir, enfant sur le seuil de l'adolescence et pensant déjà en partie comme une adulte. Une adulte brillante, de surcroît. Cette présence se raccordait à ce van rouge sombre, conduit par des types dont il n'avait pas tellement aimé l'allure.

Aussi, dès qu'il eut pénétré dans la grande caféteria illuminée, Toorop avait voulu rester calme, opérationnel, ouvert, attentif et mentalement actif, comme le leur répétait sans cesse Ari. Il avait instinctivement suivi les enseignements de cet ancien du Mossad, chasseur de nazis dans les années cinquante et soixante et dont l'enseignement s'était toujours révélé si étonnamment juste.

Tout d'abord ne pas engendrer de stress en questionnant Alice sur son expérience. Tenter d'aborder d'autres sujets de conversation, nécessitant moins de concentration et permettant malgré tout de la sonder.

Préalablement, bien sûr, il fallait ne pas s'être assis le dos à une porte, ou à une cloison de verre, incapable de résister au moindre projectile animé de quelques dizaines de mètres à la seconde. Du coup, évidemment, il fallait s'être placé à un endroit stratégique, permettant d'englober la salle et le maximum d'entrées tout en offrant, si possible, une voie de sortie. (Les autres secrets d'Ari ne peuvent être dévoilés dans aucun livre.)

Il questionna donc Alice sur divers sujets, dans une conversation menée à bâtons rompus, par associations d'idées, le plus souvent spontanées, parfois après de longs silences de réflexion. En moins d'une demi-heure il put se rendre compte que sa culture générale connaissait peu de limites, et était peut-être même supérieure à la sienne propre, sur certains sujets.

De cette discussion sur la Lune, l'espace, l'écosystème planétaire, la vie sous-marine et les premiers hominidés, Toorop dériva habilement sur ses résultats à l'école, en géographie, histoire, sciences naturelles…

Il ne fut pas vraiment stupéfait d'apprendre qu'elle lisait aussi de nombreux romans, en dehors de ceux demandés par les programmes scolaires de littérature.