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Alice ne vit pas le Chrysler stopper à un feu rouge, une vingtaine de secondes. Puis repartir dans le hurlement du V6, en collant une petite Mazda qui roulait sur la file de gauche, l'aspergeant de coups de phares à iode..

Arrivée au canal, Alice ne s'accorda pas le temps de réfléchir. Elle partit sur la gauche avant de comprendre qu'elle avait encore fait une erreur. Le canal empêchait en effet toute fuite sur son côté droit, sur plusieurs centaines de mètres. Sur la gauche néanmoins il y avait quelques rues un peu plus loin.

Alice émit un râle en forçant encore la cadence. Son instinct ne l'avait pas trompée. Un énorme rugissement mécanique retentissait derrière elle, avec le crissement des pneus.

Le Chrysler pila net au milieu du carrefour et glissa sur la chaussée en un spectaculaire dérapage contrôlé.

Instinctivement, Alice traversa la chaussée et s'enfonça dans une rue qui l'amena droit à une petite église. Elle n'y vit aucun signe particulier. Elle aperçut une autre rue étroite qui remontait vers le canal. Elle la prit sans réfléchir. Ses jambes étaient lourdes. Elle n'en pouvait plus. Elle ralentit sa marche et s'accroupit au milieu du trottoir pour reprendre son souffle.

Elle haletait comme une machine folle, les poumons endoloris, asphyxiés.

Elle avait à peine repris le contrôle d'elle-même que le rugissement du moteur tonnait près de l'église.

Alice reprit sa course. Un point de côté jaillissait, méchant aiguillon à la droite de son estomac. Elle ralentit sa course et jeta un coup d'œil derrière elle. Trop tard.

Déjà le Chrysler bordeaux abordait sa rue. Alice lança un petit cri étouffé avant de repartir au galop… Ces hommes la retrouvaient aussi sûrement que si elle leur lançait des signaux.

Elle tenta de les lâcher dans les ruelles de la Lutmastraat et de la Ceintuur Baan, au sud du parc Sapharti.

Elle finit par se retrouver dans une petite allée en pente, où elle se laissa glisser, presque résignée à la défaite inéluctable. L'allée était bordée de grands arbres et de maisons, dont toutes les fenêtres étaient allumées. De nombreuses voitures étaient garées le long des trottoirs.

Elle eut une pensée fugitive de bonheur, de maison, de repas du soir et d'émissions de télévision regardées dans la chaleur et le confort des divans de cuir profonds.

Derrière elle le moteur rugissait toujours. Ils aborderaient la pente dans une poignée d'instants.

Elle ne sut comment son cerveau épuisé réussit à analyser la situation. Il y avait un homme sur le trottoir devant elle. À moins de cent mètres. Oui, moins, à chaque seconde…

Un homme qui semblait remonter chez lui, précipitamment, ayant oublié quelque chose, et refermant mal sa portière arrière, d'un vague mouvement du poignet.

Alice vit l'homme grimper les marches du perron et s'enfoncer dans l'obscurité derrière une porte.

Une énergie désespérée lui fit accélérer sa course saccadée, alors qu'elle émettait un râle et que des larmes ruisselaient sur ses joues, sans qu'elle sache pourquoi.

Le son du gros moteur éclatait au sommet de l'allée lorsqu'elle arriva à hauteur de la voiture. Elle s'accroupit et ouvrit la portière. Elle s'enfourna directement au pied de la banquette arrière et referma doucement la porte sur elle.

Elle espéra que le mouvement ne serait pas perceptible de loin, masqué par l'alignement des véhicules et des grands arbres qui bordaient la chaussée. Elle s'aplatit le plus qu'elle put dans la pénombre.

Elle vit deux valises modernes, noires et presque identiques, posées côte à côte sur la banquette, au-dessus d'elle. Sur une des mallettes elle aperçut une couverture aux motifs colorés surmontant un gros duvet kaki, matelassé.

Elle se saisit du tout et l'étala à toute vitesse sur elle. Elle se blottit dans l'obscurité. Le son du moteur se rapprochait.

Grondement puissant qui emplit l'univers.

Sous la couverture et le duvet Alice suspendait son souffle, malgré ses poumons qui recherchaient avidement l'oxygène.

Le véhicule semblait ralentir. Il passa à moins de deux mètres d'elle, pulsation dangereuse qui s'éloigna lentement vers le bas de la pente.

Ils ne l'avaient pas vue monter dans la voiture.

Alice reprit son souffle tandis que le bruit s'évanouissait dans la nuit. Elle resta une bonne minute à écouter le silence qui régnait dans l'habitacle.

Puis tétanisée par la peur, elle entendit le bruit du moteur le même, oui, le même, revenir dans le spectre audible et emplir peu à peu l'univers à nouveau.

Le van remontait l'allée dans l'autre sens. À sa vitesse régulière et dangereuse.

Alice imagina les hommes scruter les trottoirs et es petits massifs bordant les maisons. Elle les imagina radiophoner à d'autres hommes, leur indiquant qu'ils avaient perdu sa trace dans telle rue, de tel quartier.

Elle se demanda ce qui se passerait si l'homme ressortait à cet instant de la maison. Peut-être cela attirerait-il l'attention de ses poursuivants. Peut-être le questionneraient-ils. Peut-être inspecteraient-ils la voiture. Peut-être allaient-ils la trouver, la, en retirant violemment le drap vert militaire.

Le bruit s'évanouit dans la nuit. Alice commença à se détendre.

Elle décida de rester cachée dans cette voiture, tant qu'elle n'aurait pas trouvé de solution plus efficace. Elle savait très bien qu'elle n'en avait aucune.

Elle voulait juste dormir. Et se réveiller au Portugal.

Elle se réveilla brutalement devant la gueule noire et terriblement effrayante d'un gros automatique.

CHAPITRE V

Quelques décisions dans la nuit

Toorop décela assez vite une certaine incongruité entre l'image du flingue et cette petite blondinette, transie de peur. Il abaissa le Ruger avant de le ranger doucement dans son étui, sans prononcer un seul mot. Ouvrant la main en avant, dans un geste de paix et de douceur il transmit d'une manière indicible qu'elle pouvait se lever et s'asseoir sur la banquette. Il saisit une des mallettes et la posa sur l'autre.

Il y eut une intense transformation dans le regard de la jeune fille, blottie sur le plancher. Il passa de l'effroi le plus pur à une forme de stupéfaction, puis à un éclair d'intelligence tout à fait exceptionnel.

Hugo réfléchissait lui aussi. Sur la suite des opérations. Il ferma doucement la portière arrière en s’asseyant au volant. Il posa son coude sur l'appuie-tête et se tourna vers la pré-adolescente. Elle s’installait maladroitement sur la banquette:

– Les types, dans le Chrysler bordeaux, ils te cherchent c'est ça?

La jeune fille l'observait, un peu par-dessous, mais avec une acuité tout à fait exceptionnelle.

Elle opina de la tête.

Toorop réfléchissait à toute vitesse.

– Bon, soyons clairs, ce sont tes parents, de la famille?

La jeune fille sembla passer à une vitesse supérieure dans l'analyse. Hugo aurait presque vu des circuits logiques s'animer dans sa cervelle adolescente.

Elle hocha un non ténu. Très ténu, pensa-t-il.

Une fugueuse sûrement. Il fallait jouer serré avec ce qu'il avait sur lui, et dans le coffre.

– Bon… Écoute, on ne peut pas rester là, tu risques de te faire… repérer. Tu serais d'accord pour qu'on bouge, là, tout de suite?

– Oui, émit-elle faiblement du chef.

– O.K., tu aurais une préférence?

Toorop perçut comme un voile prendre possession du regard bleu, un film de larmes ou quelque chose de profondément intérieur.

Oui, de la tête encore, faiblement.

– Tu veux bien me dire où?

Il gardait un ton calme et attentionné.

– Oui… au Portugal, répondit-elle d'une voix faible mais étonnamment ferme.

Toorop fixa la môme avec un intérêt qu'il ne chercha même pas à cacher.

– Au Portugal, dit-il en sortant les clés de son blouson. Rien que ça.