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Bon sang, pensait-il, quand même interloqué, peut-on réellement s'envoyer à la file Stephen Hawking, Yves Coppens, Anthony Burgess et Bruce Chatwyn quand on a à peine treize ans?

Il se promit de faire l'effort d'intégrer au plus vite cette donnée, essentielle: Alice Kristensen était un être hybride, une chrysalide complexe dans laquelle les états d'enfant, d'adolescent et d'adulte se conjuguaient avec une stupéfiante vivacité, mais sans doute aussi avec de puissantes contradictions internes.

Bon, fallait penser à bouger maintenant.

Toorop entreprit de terminer son café et considéra Alice qui achevait son gâteau au chocolat industriel. Ses yeux se portèrent machinalement sur le décor bétonné, à l'extérieur.

L'entrée principale qu'il avait en point de mire donnait sur le parking et les pompes. Une grosse berline bleue se gara. Il était certain de ne pas l'avoir vue s'arrêter aux pompes.

Il y avait trois hommes dans la voiture. Et seuls deux d'entre eux descendirent, laissant le conducteur au volant.

Il n'aima pas ça, instinctivement.

Il dégrafa calmement les boutons pressions supérieurs du blouson.

Rester cool. Continuer à vaguement sourire à Alice qui achevait son Coca dans le bruit de succion occasionné par la paille.

Les deux hommes grimpèrent la rampe qui menait à l'entrée et aux caisses.

Hugo détecta une mauvaise vibration en provenance des types et il les détailla rapidement et systematiquement, un grand en costume gris, avec un pull bleu, de vagues cheveux longs ondulés en une fine couche sur son crâne luisant et dégarni au sommet, des lunettes rondes, un nez d'aigle, des yeux sans couleur. Un autre, plus petit, plus râblé, méditerranéen, cheveux bruns vaguement frisés, yeux très noirs, vraisemblablement musclé, veste marron à chevrons, blue-jeans et chaussures de sport. Ils se plantèrent près des caisses et se mirent à sonder la salle du regard. Les deux types avaient des yeux qu'Hugo n'aima pas du tout.

Et surtout pas quand ils se posèrent sur Alice.

Celle-ci se tenait de profil pour eux et à la soudaine fixité de leurs traits, Hugo ne pouvait conclure qu'une seule chose: ils la connaissaient. Ils la reconnaissaient.

Et qui donc, hein, sinon des clones de l'équipage du Chrysler?

D'autres types donc. Ce qui voulait dire au moins cinq hommes lancés à la poursuite de l'enfant. Des types qui émettaient des ondes d'une rare brutalité, dans un pays où purification ethnique et folie totalitaire n'étaient pas encore règle commune.

Il discerna les vagues bosses que faisaient leurs armes, planquées sous leurs aisselles.

Dangereux. Toorop n'eut besoin que d'un bref coup d'œil pour jauger l'ensemble de la situation. Il fit aussitôt semblant de poser son regard ailleurs, tout en les gardant à la périphérie de sa vision.

Il ne fit aucun geste pouvant être mal interprété, comme mettre sa main sous son blouson. Les types l'avaient vu avec Alice et à leur tour ils se mettaient en mouvement, à la recherche d'une place qui ne soit pas trop mauvaise.

Il sut très exactement quoi faire.

Il comptait sur son propre sang-froid, ce qui était risqué, et sur le fait que les types ne soient pas des dingos camés de violence, qu'ils hésiteraient sans doute à intervenir là, devant une vingtaine de personnes, ce qui était également risqué en cette année de grâce 1993…

Il était à côté de l'autre sortie, celle du fond, le dos à un large pilier de béton recouvert partiellement d'un vague lambris de faux bois en plastique. La sortie, c'était une porte de verre, là, à trois mètres sur sa gauche. Un jeune couple l'avait utilisée tout à l'heure et la porte s'ouvrait dans le bon sens, c'est-à-dire qu'il n'aurait qu'à pousser dessus.

Maintenant, il fallait aussi parier sur le sang-froid de la petite.

Mais la manière dont elle se conduisait depuis le départ traduisait une rare force de caractère. Sa planque sous la banquette de la Volvo, improvisée et géniale, le révélait parfaitement.

Il mit en jeu son existence et la sienne sur cette simple intuition. Il réussissait à capter les regards des deux mecs qui sirotaient leurs bières mécaniquement, à l'autre bout de la salle, sans jamais s'appesantir sur eux.

D'un air absolument détaché et naturel, il se tourna vers Alice.

– Dis-moi Alice, as-tu ce qu'on appelle du sang froid?

Alice le regarda sans comprendre.

Toujours calme et souriant et après avoir lampé une dernière goutte de Tuborg, Hugo lui souffla, bien nettement:

– Voilà, tu vas faire très exactement ce que je vais te dire, d'accord?

Sa voix était d'une intensité magnétique et Alice opina du chef, hypnotisée.

Au signal convenu, Alice s'éjecta de sa chaise et rejoignit Hugo qui ouvrait la porte et la propulsait à l'air libre, en appliquant sa main sur une de ses épaules.

Elle était arrivée à dominer sa peur et à jeter un bref coup d'œil aux deux hommes qui déjà sortaient la monnaie de leurs poches et s'apprêtaient à les suivre, mais elle ne les avait pas reconnus.

Ils dévalèrent les quelques marches qui descendaient du petit quai de béton et Alice se rendit compte que la main d'Hugo ne relâchait pas son épaule. Ni crispée, ni moite, ni fébrile…

Il la força à une marche rapide pour ses petites jambes mais sa démarche à lui était tout à fait retenue.

Elle eut bien l'impression d'entendre le bruit de la porte, et un crescendo de la musique d'ambiance, mais elle avait bien trop peur pour se retourner.

Elle se blottit d'instinct contre le gros blouson de feutre et de cuir.

La voiture n'était pas loin. Il la poussa pourtant fermement sur les derniers mètres.

Arrivés près de l’arrière de la Volvo grise, il bippa sur une petite boîte noire et il lui souffla:

– Tu montes derrière et tu t'allonges sur la banquette.

Il la poussa vers la portière, la lui ouvrit au passage et s'engouffra derrière le volant.

Alice monta prestement à l'arrière.

Déjà la voiture faisait une marche arrière rapide et étonnamment silencieuse puis obliquait et avançait vers la sortie.

Toorop dut passer sur un côté de la cafétéria pour accéder à la bretelle d'accès à l'autoroute. Alice put voir le premier homme ouvrir sa portière avant que le mur du bâtiment ne les cache à sa vue.

Hugo faisait gronder le moteur de la voiture.

Une puissante accélération la colla au dossier.

– Allonge-toi sur la banquette, je t'ai dit.

La voix avait claqué sèchement, comme un simple ordre vital qu'il fallait suivre si l'on voulait survivre. On ne rigolait plus maintenant.

Elle se coucha sur un côté et contempla le paysage mécanique de l'autoroute défiler par la vitre de la portière.

– Il va falloir que je les sème, résonna la voix par-dessus le vrombissement du puissant moteur suédois… Ça secouera peut-être un peu…

Alice vit le paysage de lampadaires, de rambardes et de pelouses accélérer, de manière croissante, et finalement vertigineuse.

Elle préférait être couchée, tout compte fait. Elle aurait détesté voir quel chiffre pointait l'aiguille de l'indicateur de vitesse.

Toorop savait qu'il était risqué de faire une telle pointe de vitesse sur une alltoronte si proche de la frontière, mais il n'avait pas le choix. Il n'avait pas du tout envie de se colleter avec deux ou trois types armés et sûrement dangereux.

Il alluma le détecteur de radar.

La Volvo, un véhicule amélioré par Vitali (ce qui signifiait des performances notables), vrombissait dans la furieuse cadence du six cylindres gonflé, et Toorop se surprit à encore être capable de réfléchir, alors que dans le rétroviseur deux points blancs lumineux surgissaient à leur tour sur l'autoroute.

Cette fugue. Ce n'est pas une fugue normale. Ce ne sont pas des types nonnaux, et cette fille n'est sans doute pas tout à fait normale.