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Rosette, de son côté, fit, la nuit du même jour, une dernière tentative qui eut des résultats si graves qu’il faut que je t’en fasse un récit à part, et que je ne puis te la raconter dans cette lettre déjà démesurément enflée. – Tu verras à quelles singulières aventures j’étais prédestinée, et comme le ciel m’avait taillée d’avance pour être une héroïne de roman; je ne sais pas trop, par exemple, quelle moralité on pourra tirer de tout cela, – mais les existences ne sont pas comme les fables, chaque chapitre n’a pas à la queue une sentence rimée. – Bien souvent le sens de la vie est que ce n’est pas la mort. Voilà tout. Adieu, ma chère, je t’embrasse sur tes beaux yeux. Tu recevras incessamment la suite de ma triomphante biographie.

Chapitre 13

Théodore, – Rosalinde, – car je ne sais de quel nom vous appeler, – je viens de vous voir tout à l’heure, et je vous écris. – Que je voudrais savoir votre nom de femme! il doit être doux comme le miel et voltiger sur les lèvres plus suave et plus harmonieux que de la poésie! Jamais je n’eusse osé vous dire cela, et cependant je serais mort de ne pas le dire. – Ce que j’ai souffert, nul ne le sait, nul ne peut le savoir, moi-même je ne pourrais en donner qu’une faible idée; les mots ne rendent pas de telles angoisses; je paraîtrais avoir contourné ma phrase à plaisir, m’être battu les flancs pour dire des choses neuves et singulières, et donner dans les plus extravagantes exagérations, quand je ne peindrais que ce que j’ai éprouvé avec des images à peine suffisantes.

Ô Rosalinde! je vous aime, je vous adore; que n’est-il un mot plus fort que celui-là! Je n’ai jamais aimé, je n’ai jamais adoré personne que vous; – je me prosterne, je m’anéantis devant vous, et je voudrais forcer toute la création à plier le genou devant mon idole; vous êtes pour moi plus que toute la nature, plus que moi, plus que Dieu; – il me semble étrange que Dieu ne descende pas du ciel pour se faire votre esclave. Où vous n’êtes pas tout est désert, tout est mort, tout est noir; vous seule peuplez le monde pour moi; vous êtes la vie, le soleil; – vous êtes tout. – Votre sourire fait le jour, votre tristesse fait la nuit; les sphères suivent les mouvements de votre corps, et les célestes harmonies se règlent sur vous, ô ma reine chérie! ô mon beau rêve réel! Vous êtes vêtue de splendeur, et vous nagez sans cesse dans des effluves rayonnants.

Il n’y a guère que trois mois que je vous connais, mais je vous aime depuis bien longtemps. – Avant de vous avoir vue, je languissais déjà d’amour pour vous; je vous appelais, je vous cherchais, et je me désespérais de ne point vous rencontrer dans mon chemin, car je savais que je ne pourrais jamais aimer une autre femme. – Que de fois vous m’êtes apparue, – à la fenêtre du château mystérieux, accoudée mélancoliquement au balcon, et jetant au vent des pétales de quelque fleur, ou bien, pétulante amazone, sur votre cheval turc, plus blanc que neige, traversant au galop les sombres allées de la forêt! – C’étaient bien vos yeux fiers et doux, vos mains diaphanes, vos beaux cheveux ondoyants et votre demi-sourire, si adorablement dédaigneux. – Seulement vous étiez moins belle, car l’imagination la plus ardente et la plus effrénée, l’imagination d’un peintre et d’un poète, ne peut atteindre à cette poésie sublime de la réalité. Il y a en vous une source inépuisable de grâces, une fontaine toujours jaillissante de séductions irrésistibles: vous êtes un écrin toujours ouvert des perles les plus précieuses, et, dans vos moindres mouvements, dans vos gestes les plus oublieux, dans vos poses les plus abandonnées, vous jetez à chaque instant, avec une profusion royale, d’inestimables trésors de beauté. Si les molles ondulations de contour, si les lignes fugitives d’une attitude pouvaient se fixer et se conserver dans un miroir, les glaces devant lesquelles vous auriez passé feraient mépriser et regarder comme des enseignes de cabarets les plus divines toiles de Raphaël.

Chaque geste, chaque air de tête, chaque aspect différent de votre beauté se gravent sur le miroir de mon âme avec une pointe de diamant, et rien au monde n’en pourrait effacer la profonde empreinte; je sais à quelle place était l’ombre, à quelle place était la lumière, le méplat que lustrait le rayon du jour, et l’endroit où le reflet errant se fondait avec les teintes plus assouplies du cou et de la joue. – Je vous dessinerais absente; votre idée pose toujours devant moi.

Tout enfant, je restais des heures entières debout devant les vieux tableaux des maîtres, et j’en fouillais avidement les noires profondeurs. – Je regardais ces belles figures de saintes et de déesses dont les chairs d’une blancheur d’ivoire ou de cire se détachent si merveilleusement des fonds obscurs, carbonisés par la décomposition des couleurs; j’admirais la simplicité et la magnificence de leur tournure, la grâce étrange de leurs mains et de leurs pieds, la fierté et le beau caractère de leurs traits, à la fois si fins et si fermes, le grandiose des draperies qui voltigeaient autour de leurs formes divines, et dont les plis purpurins semblaient s’allonger comme des lèvres pour embrasser ces beaux corps. – À force de plonger opiniâtrement mes yeux sous le voile de fumée, épaissi par les siècles, ma vue se troublait, les contours des objets perdaient leur précision, et une espèce de vie immobile et morte animait tous ces pâles fantômes des beautés évanouies; je finissais par trouver que ces figures avaient une vague ressemblance avec la belle inconnue que j’adorais au fond de mon cœur; je soupirais en pensant que celle que je devais aimer était peut-être une de celles-là, et qu’elle était morte depuis trois cents ans. Cette idée m’affectait souvent au point de me faire verser des larmes, et j’entrais contre moi en de grandes colères de n’être pas né au seizième siècle, où toutes ces belles avaient vécu. – Je trouvais que c’étaient de ma part une maladresse et une gaucherie impardonnables.

Lorsque j’avançai en âge, le doux fantôme m’obséda encore plus étroitement. Je le voyais toujours entre moi et les femmes que j’avais pour maîtresses, souriant d’un air ironique et raillant leur beauté humaine de toute la perfection de sa beauté divine. Il me faisait trouver laides des femmes réellement charmantes et faites pour rendre heureux quiconque n’aurait pas été épris de cette ombre adorable dont je ne croyais pas que le corps existât et qui n’était que le pressentiment de votre propre beauté. Ô Rosalinde! que j’ai été malheureux à cause de vous, avant de vous connaître! ô Théodore! que j’ai été malheureux à cause de vous, après vous avoir connu! -Si vous voulez, vous pouvez m’ouvrir le paradis de mes rêves. Vous êtes debout sur le seuil, comme un ange gardien enveloppé dans ses ailes, et vous en tenez la clef d’or entre vos belles mains. – Dites, Rosalinde, dites, le voulez-vous?

Je n’attends qu’un mot de vous pour vivre ou pour mourir: – le prononcerez-vous? Êtes-vous Apollon chassé du ciel, ou la blanche Aphrodite sortant du sein de la mer? où avez-vous laissé votre char de pierreries attelé de quatre chevaux de flamme? Qu’avez-vous fait de votre conque de nacre et de vos dauphins à la queue azurée? – quelle nymphe amoureuse a fondu son corps dans le vôtre au milieu d’un baiser, ô beau jeune homme, plus charmant que Cyparisse et qu’Adonis, plus adorable que toutes les femmes!

Mais vous êtes une femme, nous ne sommes plus au temps des métamorphoses; – Adonis et Hermaphrodite sont morts, – et ce n’est plus par un homme qu’un pareil degré de beauté pourrait être atteint; car, depuis que les héros et les dieux ne sont plus, vous seules conservez dans vos corps de marbre, comme dans un temple grec, le précieux don de la forme anathématisée par Christ, et faites voir que la terre n’a rien à envier au ciel; vous représentez dignement la première divinité du monde, la plus pure symbolisation de l’essence éternelle, – la beauté.