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Un soir je ne sais par quel hasard, je me trouvai seule dans la chambre verte avec la vieille dame; – elle avait en main quelque ouvrage de tapisserie, car, malgré ses soixante-huit ans, elle ne restait jamais oisive, voulant, comme elle le disait, achever, avant de mourir, un meuble qu’elle avait commencé et auquel elle travaillait depuis déjà fort longtemps. Se sentant un peu fatiguée, elle posa son ouvrage et se renversa dans son grand fauteuil: elle me regardait très attentivement, et ses yeux gris pétillaient à travers ses lunettes avec une vivacité étrange; elle passa deux ou trois fois sa main sèche sur son front ridé, et parut profondément réfléchir. – Le souvenir des temps qui n’étaient plus et qu’elle regrettait donnait à sa figure une mélancolique expression d’attendrissement. – Je me taisais, de peur de la troubler dans ses pensées, et le silence dura quelques minutes: elle le rompit enfin.

– Ce sont les vrais yeux de Henri, – de mon cher Henri, le même regard humide et brillant, le même port de tête, la même physionomie douce et fière; – on dirait que c’est lui. – Vous ne pouvez vous imaginer à quel point va cette ressemblance, monsieur Théodore; – quand je vous vois, je ne puis plus croire que Henri est mort; je pense qu’il a été seulement faire un long voyage dont le voici enfin revenu. – Vous m’avez fait bien du plaisir et bien de la peine, Théodore: – plaisir, en me rappelant mon pauvre Henri; peine, en me montrant combien grande est la perte que j’ai faite; quelquefois je vous ai pris pour son fantôme. – Je ne puis me faire à cette idée que vous nous allez quitter; il me semble que je perds mon Henri encore une fois.

Je lui dis que, s’il m’était réellement possible de rester plus longtemps, je le ferais avec plaisir, mais que mon séjour s’était déjà prolongé bien au-delà des bornes qu’il aurait dû avoir; que, du reste, je me proposais bien de revenir, et que le château me laissait de trop agréables souvenirs pour l’oublier aussi vite.

– Si fâchée que je sois de votre départ, monsieur Théodore, reprit-elle poursuivant son idée, il y a ici quelqu’un qui le sera plus que moi. – Vous comprenez bien de qui je veux parler sans que je le dise. Je ne sais pas ce que nous ferons de Rosette quand vous serez parti; mais ce vieux château est bien triste. Alcibiade est toujours à la chasse, et, pour une jeune femme comme elle, la société d’une pauvre impotente comme moi n’est pas très récréative.

– Si quelqu’un doit avoir des regrets, ce n’est ni vous, madame, ni Rosette, mais bien moi; vous perdez peu, moi beaucoup; vous retrouverez aisément une société plus charmante que la mienne, et il est plus que douteux que je puisse jamais remplacer celle de Rosette et la vôtre.

– Je ne veux pas me faire une querelle avec votre modestie, mon cher monsieur, mais je sais ce que je sais, et je dis ce qui est: il est probable que de longtemps nous ne reverrons madame Rosette de bonne humeur, car c’est vous maintenant qui faites la pluie et le beau temps sur ses joues. Son deuil va finir, et il serait vraiment fâcheux qu’elle déposât sa gaieté avec sa dernière robe noire; cela serait de fort mauvais exemple et tout à fait contraire aux lois ordinaires. C’est une chose que vous pouvez empêcher sans vous donner beaucoup de peine, et que vous empêcherez sans doute, dit la vieille en appuyant beaucoup sur les derniers mots.

– Assurément, je ferai tout mon possible pour que votre chère nièce conserve sa belle gaieté, puisque vous me supposez une telle influence sur elle. Cependant je ne vois guère comment je m’y pourrai prendre.

– Oh! vraiment vous ne voyez guère! À quoi vous servent vos beaux yeux? – Je ne savais pas que vous eussiez la vue si courte. Rosette est libre; elle a quatre-vingt mille livres de rente où personne n’a rien à voir, et l’on trouve fort jolies des femmes deux fois plus laides qu’elle. Vous êtes jeune, bien fait, et, à ce que je pense, non marié; la chose me paraît la plus simple du monde, à moins que vous n’ayez pour Rosette une insurmontable horreur ce qui est difficile à croire…

– Ce qui n’est pas et ne peut pas être; car son âme vaut son corps, et elle est de celles qui pourraient être laides sans qu’on s’en aperçût ou qu’on les désirât autrement…

– Elle pourrait être laide impunément, et elle est charmante. – C’est avoir doublement raison; je ne doute pas de ce que vous dites, mais elle a pris le plus sage parti. – Pour ce qui est d’elle, je répondrais volontiers qu’il y a mille personnes qu’elle hait plus que vous, et que, si on le lui demandait plusieurs fois, elle finirait peut-être par avouer que vous ne lui déplaisez pas précisément. Vous avez au doigt une bague qui lui irait parfaitement, car vous avez la main aussi petite qu’elle, et je suis presque sûre qu’elle l’accepterait avec plaisir.

La bonne dame s’arrêta quelques instants pour voir l’effet que ses paroles produiraient sur moi, et je ne sais si elle dut être satisfaite de l’expression de ma figure. – J’étais cruellement embarrassée et je ne savais que répondre. Dès le commencement de cet entretien, j’avais vu où tendaient toutes ses insinuations; et, quoique je m’attendisse presque à ce qu’elle venait de dire, j’en restais toute surprise et interdite; je ne pouvais que refuser; mais quels motifs valables donner d’un pareil refus? Je n’en avais aucun, si ce n’est que j’étais femme: c’était, il est vrai, un excellent motif, mais précisément le seul que je ne voulusse pas alléguer.

Je ne pouvais guère me rejeter sur des parents féroces et ridicules; tous les parents du monde eussent accepté une pareille union avec ivresse. Rosette n’eût-elle pas été ce qu’elle était, bonne et belle, et de naissance, les quatre-vingt mille livres de rente eussent levé toute difficulté. – Dire que je ne l’aimais pas, ce n’eût été ni vrai ni honnête, car je l’aimais réellement beaucoup, et plus qu’une femme n’aime une femme. – J’étais trop jeune pour prétendre être engagée ailleurs: ce que je trouvais de mieux à faire, c’était de donner à entendre qu’étant cadet de famille les intérêts de la maison exigeaient que j’entrasse dans l’ordre de Malte, et ne me permettaient pas de songer au mariage: ce qui me faisait le plus grand chagrin du monde depuis que j’avais vu Rosette.

Cette réponse ne valait pas le diable, et je le sentais parfaitement. La vieille dame n’en fut pas dupe et ne la regarda point comme définitive; elle pensa que j’avais parlé ainsi pour me donner le temps de réfléchir et de consulter mes parents. – En effet, une pareille union était tellement avantageuse et inespérée pour moi qu’il n’était pas possible que je la refusasse, même quand je n’eusse que peu ou point aimé Rosette; – c’était une bonne fortune à ne point négliger.

Je ne sais pas si la tante me fit cette ouverture à l’instigation de la nièce, cependant je penche à croire que Rosette n’y était pour rien: elle m’aimait trop simplement et trop ardemment pour penser à autre chose que ma possession immédiate, et le mariage eût été assurément le dernier des moyens qu’elle eût employés. – La douairière, qui n’avait pas été sans remarquer notre intimité, qu’elle croyait sans doute beaucoup plus grande qu’elle ne l’était, avait arrangé tout ce plan dans sa tête pour me faire rester auprès d’elle, et remplacer, autant que possible, son cher fils Henri, tué à l’armée, avec lequel elle me trouvait une si frappante ressemblance. Elle s’était complu dans cette idée et avait profité de ce moment de solitude pour s’expliquer avec moi. Je vis à son air qu’elle ne se regardait pas comme battue, et qu’elle se proposait de revenir bientôt à la charge, ce qui me contraria au dernier point.