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Elle avait bu deux ou trois doigts de crème des Barbades avec un verre de vin des Canaries, et moi à peu près autant. Ce n’était pas beaucoup assurément; mais il y en avait assez pour égayer deux femmes habituées à ne boire que de l’eau à peine trempée – Rosette se laissait aller en arrière et se renversait sur mon bras très amoureusement. – Elle avait jeté son mantelet, et l’on voyait le commencement de sa gorge tendue et mise en arrêt par cette position cambrée; – le ton en était d’une délicatesse et d’une transparence ravissantes; la forme, d’une finesse et en même temps d’une solidité merveilleuses. Je la contemplai quelque temps avec une émotion et un plaisir indéfinissables, et cette réflexion me vint que les hommes étaient plus favorisés que nous dans leurs amours, que nous leur donnions à posséder les plus charmants trésors, et qu’ils n’avaient rien de pareil à nous offrir. – Quel plaisir ce doit être de parcourir de ses lèvres cette peau si fine et si polie, et ces contours si bien arrondis, qui semblent aller au-devant du baiser et le provoquer! ces chairs satinées, ces lignes ondoyantes et qui s’enveloppent les unes dans les autres, cette chevelure soyeuse et si douce à toucher; quels motifs inépuisables de délicates voluptés que nous n’avons pas avec les hommes! – Nos caresses, à nous, ne peuvent guère être que passives, et cependant il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir.

Voilà des remarques que je n’eusse assurément pas faites l’année passée, et j’aurais bien pu voir toutes les gorges et toutes les épaules du monde, sans m’inquiéter si elles étaient d’une bonne ou mauvaise forme; mais, depuis que j’ai quitté les habits de mon sexe et que je vis avec les jeunes gens, il s’est développé en moi un sentiment qui m’était inconnu: – le sentiment de la beauté. Les femmes en sont habituellement privées, je ne sais trop pourquoi car elles sembleraient d’abord plus à même d’en juger que les hommes; – mais, comme ce sont elles qui la possèdent, et que la connaissance de soi-même est la plus difficile de toutes, il n’est pas étonnant qu’elles n’y entendent rien. – Ordinairement, si une femme trouve une autre femme jolie, on peut être sûr que cette dernière est fort laide, et que pas un homme n’y fera attention. – En revanche, toutes les femmes dont les hommes vantent la beauté et la grâce sont trouvées unanimement abominables et minaudières par tout le troupeau enjuponné; ce sont des cris et des clameurs à n’en plus finir. Si j’étais ce que je parais être, je ne prendrais pas d’autre guide dans mes choix, et la désapprobation des femmes me serait un certificat de beauté suffisant.

Maintenant j’aime et je connais la beauté; les habits que je porte me séparent de mon sexe, et m’ôtent toute espèce de rivalité; je suis à même d’en juger mieux qu’un autre. – Je ne suis plus une femme, mais je ne suis pas encore un homme, et le désir ne m’aveuglera pas jusqu’à prendre des mannequins pour des idoles; je vois froidement et sans prévention ni pour ni contre, et ma position est aussi parfaitement désintéressée que possible.

La longueur et la finesse des cils, la transparence des tempes, la limpidité du cristallin, les enroulements de l’oreille, le ton et la qualité des cheveux, l’aristocratie des pieds et des mains, l’emmanchement plus ou moins délié des jambes et des poignets, mille choses à quoi je ne prenais pas garde qui constituent la réelle beauté et prouvent la pureté de race me guident dans mes appréciations, et ne me permettent guère de me tromper. – Je crois qu’on pourrait accepter les yeux fermés une femme dont j’aurais dit: – En vérité, elle n’est pas mal.

Par une conséquence toute naturelle, je me connais beaucoup mieux en tableaux qu’auparavant, et, quoique je n’aie des maîtres qu’une teinture fort superficielle, il serait difficile de me faire passer un mauvais ouvrage pour bon; je trouve à cette étude un charme singulier et profond; car, comme toute chose au monde, la beauté morale ou physique veut être étudiée, et ne se laisse pas pénétrer tout d’abord. Mais revenons à Rosette; de ce sujet à elle, la transition n’est pas difficile, et ce sont deux idées qui s’appellent l’une l’autre.

Comme je l’ai dit, la belle était renversée sur mon bras, et sa tête portait contre mon épaule; l’émotion nuançait ses belles joues d’une tendre couleur rose, que rehaussait admirablement le noir foncé d’une petite mouche très coquettement posée; ses dents luisaient à travers son sourire comme des gouttes de pluie au fond d’un pavot, et ses cils, abaissés à demi, augmentaient encore l’éclat humide de ses grands yeux; – un rayon de jour faisait jouer mille brillants métalliques sur sa chevelure soyeuse et moirée, dont quelques boucles s’étaient échappées et roulaient, en forme de repentirs, au long de son cou rond et potelé, dont elles faisaient valoir la chaude blancheur; quelques petits cheveux follets, plus mutins que les autres, se détachaient de la masse, et se contournaient en spirales capricieuses, dorées de reflets singuliers, et qui, traversées par la lumière, prenaient toutes les nuances du prisme: – on eût dit de ces fils d’or qui entourent la tête des vierges dans les anciens tableaux. – Nous gardions toutes les deux le silence, et je m’amusais à suivre, sous la transparence nacrée de ses tempes, ses petites veines bleu d’azur et la molle et insensible dégradation du duvet à l’extrémité de ses sourcils.

La belle semblait se recueillir en elle-même et se bercer dans des rêves de volupté infinie; ses bras pendaient au long de son corps aussi ondoyants et aussi moelleux que des écharpes dénouées; sa tête s’inclinait de plus en plus en arrière, comme si les muscles qui la soutenaient eussent été coupés ou trop faibles pour la soutenir. Elle avait ramené ses deux petits pieds sous son jupon, et était parvenue à se blottir entièrement dans l’angle de la causeuse que j’occupais, en sorte que, bien que ce meuble fût trop étroit, il y avait un grand espace vide de l’autre côté.

Son corps, facile et souple, se modelait sur le mien comme de la cire, et en prenait tout le contour extérieur aussi exactement que possible: – l’eau ne se fût pas insinuée plus précisément dans toutes les sinuosités de la ligne. – Ainsi appliquée à mon flanc, elle avait l’air de ce double trait que les peintres ajoutent à leur dessin du côté de l’ombre, afin de le rendre plus gras et plus nourri. – Il n’y a qu’une femme amoureuse pour avoir de ces ondulations et de ces enlacements. – Les lierres et les saules sont bien loin de là.

La douce chaleur de son corps me pénétrait à travers ses habits et les miens; mille ruisseaux magnétiques rayonnaient autour d’elle; sa vie tout entière semblait avoir passé en moi et l’avoir abandonnée complètement. De minute en minute, elle languissait et mourait et ployait de plus en plus: une légère sueur perlait sur son front lustré: ses yeux se trempaient, et deux ou trois fois elle fit le mouvement de lever ses mains comme pour les cacher; mais, à moitié chemin, ses bras lassés retombèrent sur ses genoux, et elle ne put y parvenir; – une grosse larme déborda de sa paupière et roula sur sa joue brûlante, où elle fut bientôt séchée.

Ma situation devenait fort embarrassante et passablement ridicule; – je sentais que je devais avoir l’air énormément stupide, et cela me contrariait au dernier point, quoiqu’il ne fût pas en mon pouvoir de prendre un autre air que celui-là. – Les façons entreprenantes m’étaient interdites, et c’étaient les seules qui eussent été convenables. J’étais trop sûre de ne pas éprouver de résistance pour m’y risquer, et, en vérité, je ne savais pas de quel bois faire flèche. Dire des galanteries et débiter des madrigaux, cela eût été bon dans le commencement, mais rien n’eût paru plus fade au point où nous en étions arrivées; – me lever et sortir eût été de la dernière grossièreté; et d’ailleurs, je ne réponds pas que Rosette n’eût pas fait la Putiphar et ne m’eût retenue par le coin de mon manteau. – Je n’aurais eu aucun motif vertueux à lui donner de ma résistance; et puis, je l’avouerai à ma honte, cette scène, tout équivoque que le caractère en fût pour moi, ne manquait pas d’un certain charme qui me retenait plus qu’il n’eût fallu; cet ardent désir m’échauffait de sa flamme, et j’étais réellement fâchée de ne le pouvoir satisfaire: je souhaitai même d’être un homme, comme effectivement je le paraissais, afin de couronner cet amour, et je regrettai fort que Rosette se trompât. Ma respiration se précipitait, je sentais des rougeurs me monter à la figure, et je n’étais guère moins troublée que ma pauvre amoureuse. – L’idée de la similitude de sexe s’effaçait peu à peu pour ne laisser subsister qu’une vague idée de plaisir; mes regards se voilaient, mes lèvres tremblaient, et, si Rosette eût été un cavalier au lieu d’être ce qu’elle était, elle aurait eu, à coup sûr, très bon marché de moi.