Изменить стиль страницы

C’était quelque chose de neuf et de piquant qu’une pareille intrigue, et je m’en serais fort amusée, si elle n’avait pas été prise au sérieux par la pauvre Rosette. Elle se mit à m’aimer avec une naïveté et une conscience admirables, de toute la force de sa belle et bonne âme, – de cet amour que les hommes ne comprennent pas et dont ils ne sauraient se faire même une lointaine idée, délicatement et ardemment, comme je souhaiterais d’être aimée, et comme j’aimerais, si je rencontrais la réalité de mon rêve. Quel beau trésor perdu, quelles perles blanches et transparentes comme jamais les plongeurs n’en trouveront dans l’écrin de la mer! quelles suaves haleines, quels doux soupirs dispersés dans les airs, et qui auraient pu être recueillis par des lèvres amoureuses et pures!

Cette passion aurait pu rendre un jeune homme si heureux! tant d’infortunés, beaux, charmants, bien doués, pleins de cœur et d’esprit, ont vainement supplié à genoux d’insensibles et mornes idoles! tant d’âmes tendres et bonnes se sont jetées de désespoir dans les bras des courtisanes, ou se sont éteintes silencieusement comme des lampes dans des tombeaux, et qui auraient été sauvées de la débauche et de la mort par un sincère amour!

Quelle bizarrerie dans la destinée humaine! et que le hasard est un grand railleur!

Ce que tant d’autres avaient désiré ardemment me venait, à moi qui n’en voulais pas et ne pouvais pas en vouloir. Il prend fantaisie à une jeune fille capricieuse de courir le pays en habits d’homme pour savoir un peu à quoi s’en tenir sur le compte de ses amants futurs; elle couche dans une auberge avec un digne frère qui l’amène par le bout du doigt devant sa sœur, qui n’a rien de plus pressé que d’en devenir amoureuse comme une chatte, comme une colombe, comme tout ce qu’il y a d’amoureux et de langoureux au monde. – Il est bien évident que, si j’eusse été un jeune homme et que cela eût pu me servir à quelque chose, il en eût été tout autrement, et que la dame m’eût prise en horreur. – La fortune aime assez à donner des pantoufles à ceux qui ont des jambes de bols, et des gants à ceux qui n’ont pas de mains; – l’héritage qui aurait pu vous faire vivre à votre aise vous vient ordinairement le jour de votre mort.

J’allais quelquefois, non pas aussi souvent qu’elle aurait voulu, voir Rosette dans sa ruelle; quoique habituellement elle ne reçût que debout, cependant, en ma faveur, on passait par là-dessus. – On eût passé par-dessus bien d’autres choses, si j’eusse voulu; – mais, comme on dit, la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a, et ce que j’avais n’eût pas été d’une grande utilité à Rosette.

Elle me tendait sa petite main à baiser; – j’avoue que je ne la baisais pas sans quelque plaisir, car elle est fort douce, très blanche, exquisément parfumée, et moelleusement attendrie par une naissante moiteur; je la sentais frissonner et se contracter sous mes lèvres, dont je prolongeais malicieusement la pression. – Alors Rosette, tout émue et d’un air suppliant, tournait vers moi ses longs yeux chargés de volupté et inondés d’une lueur humide et transparente, puis elle laissait retomber sur son oreiller sa jolie tête, qu’elle avait un peu soulevée pour me mieux recevoir. – Je voyais sous le drap onder sa gorge inquiète et tout son corps s’agiter brusquement. – Certes, quelqu’un qui eût été en état d’oser eût pu oser beaucoup, et à coup sûr l’on eût été reconnaissant de ses témérités, et on lui eût su gré d’avoir sauté quelques chapitres du roman.

Je restais là une heure ou deux avec elle, ne quittant pas sa main que j’avais reposée sur la couverture; nous faisions des causeries interminables et charmantes; car, bien que Rosette fût très préoccupée de son amour, elle se croyait trop sûre du succès pour ne pas garder presque toute sa liberté et son enjouement d’esprit. – De temps à autre seulement, sa passion jetait sur sa gaieté un voile transparent de douce mélancolie, qui la rendait encore plus piquante.

En effet, il eût été inouï qu’un jeune débutant, comme j’en avais les apparences, ne se trouvât pas fort heureux d’une telle bonne fortune et n’en profitât pas de son mieux. Rosette, effectivement, n’était point faite de façon à rencontrer de grandes cruautés, – et, n’en sachant pas davantage à mon endroit, elle comptait sur ses charmes et sur ma jeunesse à défaut de mon amour.

Cependant, comme cette situation commençait à se prolonger un peu au-delà des bornes naturelles, elle en prit de l’inquiétude, et c’était à peine si un redoublement de phrases flatteuses et de belles protestations lui pouvait redonner sa première sécurité. Deux choses l’étonnaient en moi, et elle remarquait dans ma conduite des contradictions qu’elle ne pouvait concilier: – c’était ma chaleur de paroles et ma froideur d’action.

Tu le sais mieux que personne, ma chère Graciosa, mon amitié a tous les caractères d’une passion; elle est subite, ardente, vive exclusive, elle a de l’amour jusqu’à la jalousie, et j’avais pour Rosette une amitié presque pareille à celle que j’ai pour toi. – On pouvait se tromper à moins. – Rosette s’y trompa d’autant plus complètement que l’habit que je portais ne lui permettait guère d’avoir une autre idée.

Comme je n’ai encore aimé aucun homme, l’excès de ma tendresse s’est en quelque sorte épanché dans mes amitiés avec les jeunes filles et les jeunes femmes; j’y ai mis le même emportement et la même exaltation que je mets à tout ce que je fais, car il m’est impossible d’être modérée en quelque chose, et surtout dans ce qui regarde le cœur. Il n’y a à mes yeux que deux classes de gens, les gens que j’adore et ceux que j’exècre; les autres sont pour moi comme s’ils n’étaient pas, et je pousserais mon cheval sur eux comme sur le grand chemin: ils ne diffèrent pas dans mon esprit des pavés et des bornes.

Je suis naturellement expansive, et j’ai des manières très caressantes. – Quelquefois, oubliant la portée qu’avaient de telles démonstrations, tout en me promenant avec Rosette, je lui passais le bras autour du corps, comme je le faisais lorsque nous nous promenions ensemble dans l’allée solitaire au bout du jardin de mon oncle; ou bien, penchée au dos de son fauteuil pendant qu’elle brodait, je roulais sur mes doigts les petits poils follets qui blondissaient sur sa nuque ronde et potelée, ou je polissais du revers de la main ses beaux cheveux tendus par le peigne, et je leur redonnais du lustre, – ou bien c’était quelque autre de ces mignardises que tu sais m’être habituelles avec mes chères amies.

Elle se donnait bien de garde d’attribuer ces caresses à une simple amitié. L’amitié, comme on la conçoit ordinairement, ne va pas jusque-là; mais voyant que je n’allais pas plus loin, elle s’étonnait intérieurement et ne savait trop que penser; elle s’arrêta à ceci: que c’était une trop grande timidité de ma part, provenant de mon extrême jeunesse et du manque d’habitude dans les commerces amoureux, et qu’il me fallait encourager par toutes sortes d’avances et de bontés.

En conséquence, elle avait soin de me ménager une foule d’occasions de tête-à-tête dans des endroits propres à m’enhardir par leur solitude et leur éloignement de tout bruit et de tout importun; elle me fit faire plusieurs promenades dans les grands bois, pour essayer si la rêverie voluptueuse et les désirs amoureux qu’inspire aux âmes tendres l’ombre touffue et propice des forêts ne pourraient pas se détourner à son profit.