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THEODORE. – Hélas! hélas! ce que vous dites là, Rosette, est l’histoire de tout le monde; la meilleure partie de nous est celle qui reste en nous, et que nous ne pouvons produire. – Les poètes sont ainsi. – Leur plus beau poème est celui qu’ils n’ont pas écrit; ils emportent plus de poèmes dans la bière qu’ils n’en laissent dans leur bibliothèque.

ROSETTE. – J’emporterai mon poème avec moi.

THEODORE. – Et moi, le mien. – Qui n’en a fait un dans sa vie? qui est assez heureux ou assez malheureux pour n’avoir pas composé le sien dans sa tête ou dans son cœur? – Des bourreaux en ont peut-être fait qui sont tout humides des pleurs de la plus douce sensibilité; des poètes en ont peut-être fait aussi qui eussent convenu à des bourreaux, tant ils sont rouges et monstrueux.

ROSETTE. – Oui. – On pourrait mettre des roses blanches sur ma tombe. – J’ai eu dix amants, – mais je suis vierge, et mourrai vierge. Bien des vierges, sur les fosses desquelles il neige à perpétuité du jasmin et des fleurs d’oranger, étaient de véritables Messalines.

THEODORE. – Je sais ce que vous valez, Rosette.

ROSETTE. – Vous seul au monde avez vu ce que je suis; car vous m’avez vue sous le coup d’un amour bien vrai et bien profond, puisqu’il est sans espoir; et qui n’a pas vu une femme amoureuse ne peut pas dire ce qu’elle est; c’est ce qui me console dans mes amertumes.

THEODORE. – Et que pense de vous ce jeune homme qui, aux yeux du monde, est aujourd’hui votre amant?

ROSETTE. – La pensée d’un amant est un gouffre plus profond que la baie de Portugal, et il est bien difficile de dire ce qu’il y a au fond d’un homme; la sonde serait attachée à une corde de cent mille toises de longueur, et on la déviderait jusqu’au bout, qu’elle filerait toujours sans rien rencontrer qui l’arrêtât. Cependant j’ai touché quelquefois le fond de celui-ci en quelques endroits, et le plomb a rapporté tantôt de la boue, tantôt de beaux coquillages, mais le plus souvent de la boue et des débris de coraux mêlés ensemble. – Quant à son opinion sur moi, elle a beaucoup varié; il a commencé d’abord par où les autres finissent, il m’a méprisée; les jeunes gens qui ont l’imagination vive sont sujets à cela. – Il y a toujours une chute énorme dans le premier pas qu’ils font, et le passage de leur chimère à la réalité ne peut se faire sans secousse. – Il me méprisait, et je l’amusais; maintenant il m’estime, et je l’ennuie. – Aux premiers jours de notre liaison, il n’a vu dans moi que le côté banal, et je pense que la certitude de ne pas éprouver de résistance était pour beaucoup dans sa détermination. Il paraissait extrêmement empressé d’avoir une affaire, et je crus d’abord que c’était une de ces plénitudes de cœur qui ne cherchent qu’à déborder, un de ces amours vagues que l’on a dans le mois de mai de la jeunesse, et qui font qu’à défaut de femmes on entourerait les troncs d’arbres avec ses bras, et qu’on embrasserait les fleurs et le gazon des prairies. – Mais ce n’était pas cela; – il ne passait à travers moi que pour arriver à autre chose. J’étais un chemin pour lui, et non un but. – Sous les fraîches apparences de ses vingt ans, sous le premier duvet de l’adolescence, il cachait une corruption profonde. Il était piqué au cœur; – c’était un fruit qui ne renfermait que de la cendre. Dans ce corps jeune et vigoureux s’agitait une âme aussi vieille que Saturne, – une âme aussi incurablement malheureuse qu’il en fut jamais. – Je vous avoue, Théodore, que je fus effrayé et que le vertige faillit me prendre en me penchant sur les noires profondeurs de cette existence. – Vos douleurs et les miennes ne sont rien, comparées à celles-là. – Si je l’avais plus aimé, je l’aurais tué. – Quelque chose l’attire et l’appelle invinciblement qui n’est pas de ce monde ni en ce monde, et il ne peut avoir de repos ni jour ni nuit; et, comme l’héliotrope dans une cave, il se tord pour se tourner vers le soleil qu’il ne voit pas. – C’est un de ces hommes dont l’âme n’a pas été trempée assez complètement dans les eaux du Léthé avant d’être liée à son corps, et qui garde du ciel dont elle vient des réminiscences d’éternelle beauté qui la travaillent et la tourmentent, qui se souvient qu’elle a eu des ailes, et qui n’a plus que des pieds. – Si j’étais Dieu, je priverais de poésie pendant deux éternités l’ange coupable d’une pareille négligence. – Au lieu d’avoir à bâtir un château de cartes brillamment coloriées pour abriter pendant un printemps une blonde et jeune fantaisie, il fallait élever une tour plus haute que les huit temples superposés de Bélus. – Je n’étais pas de force, je fis semblant de ne pas l’avoir compris, et je le laissai ramper sur ses ailes et chercher un sommet d’où il pût s’élancer dans l’espace immense. – Il croit que je n’ai rien aperçu de tout cela, parce que je me suis prêtée à tous ses caprices sans avoir l’air d’en soupçonner le but. – J’ai voulu, ne pouvant le guérir, et j’espère qu’il m’en sera un jour tenu compte devant Dieu, lui donner au moins ce bonheur de croire qu’il avait été passionnément aimé. Il m’inspirait assez de pitié et d’intérêt pour aisément pouvoir prendre avec lui un ton et des manières assez tendres pour lui faire illusion. J’ai joué mon rôle en comédienne consommée; j’ai été enjouée et mélancolique, sensible et voluptueuse; j’ai feint des inquiétudes et des jalousies; j’ai versé de fausses larmes, et j’ai appelé sur mes lèvres des essaims de sourires composés. – J’ai paré ce mannequin d’amour des plus brillantes étoffes; je l’ai fait promener dans les allées de mes parcs; j’ai invité tous mes oiseaux à chanter sur son passage, et toutes mes fleurs dahlias et daturas à le saluer en inclinant la tête; je lui ai fait traverser mon lac sur le dos argenté de mon cygne chéri; je me suis cachée dedans, et je lui ai prêté ma voix, mon esprit, ma beauté, ma jeunesse, et je lui ai donné une apparence si séduisante que la réalité ne valait pas mon mensonge. Quand le temps sera venu de briser en éclats cette creuse statue, je le ferai de manière à ce qu’il croie que tout le tort est de mon côté et à lui en épargner le remords. – C’est moi qui donnerai le coup d’épinglé par où doit s’échapper le vent dont ce ballon est plein. – N’est-ce pas là une sainte prostitution et une honorable tromperie? J’ai dans une urne de cristal quelques larmes que j’ai recueillies au moment où elles allaient tomber. – Voilà mon écrin et mes diamants, et je les présenterai à l’ange qui me viendra prendre pour m’emmener à Dieu.

THEODORE. – Ce sont les plus beaux qui puissent briller au cou d’une femme. Les parures d’une reine ne valent pas celles-là. – Pour moi, je pense que la liqueur que Madeleine versa sur les pieds du Christ était faite des anciens pleurs de ceux qu’elle avait consolés, et je pense aussi que c’est de pareilles larmes qu’est semé le chemin de saint Jacques, et non, comme on l’a prétendu, des gouttes de lait de Junon. – Qui fera donc pour vous ce que vous avez fait pour lui?

ROSETTE. – Personne, hélas! puisque vous ne le pouvez.

THEODORE. – Ô chère âme! que ne le puis-je! – Mais ne perdez pas l’espoir. – Vous êtes belle et bien jeune encore. – Vous avez bien des allées de tilleuls et d’acacias en fleurs à parcourir avant d’arriver à cette route humide, bordée de buis et d’arbres sans feuilles, qui conduit du tombeau de porphyre où l’on enterrera vos belles années mortes au tombeau de pierre brute et couverte de mousse où l’on se hâtera de pousser le reste de ce qui fut vous et les spectres ridés et branlants des jours de votre vieillesse. Il vous reste beaucoup à gravir de la montagne de la vie, et de longtemps vous ne parviendrez à la zone où se trouve la neige. Vous n’en êtes qu’à la région des plantes aromatiques, des cascades limpides où l’iris suspend ses arches tricolores, des beaux chênes verts et des mélèzes parfumés. Montez encore quelque peu, et de là, dans l’horizon plus large qui se déploiera à vos pieds, vous verrez peut-être s’élever la fumée bleuâtre du toit où dort celui qui vous aimera. Il ne faut pas, dès l’abord, désespérer de sa vie, il s’ouvre, comme cela, dans notre destinée, des perspectives à quoi nous ne nous attendions plus. – L’homme, dans la vie, m’a souvent fait penser à un pèlerin qui suit l’escalier en colimaçon d’une tour gothique. Le long serpent de granit tord dans l’obscurité ses anneaux dont chaque écaille est une marche. Après quelques circonvolutions, le peu de jour qui venait de la porte s’est éteint. L’ombre des maisons qu’on n’a pas encore dépassées ne permet pas aux soupiraux de laisser entrer le soleil: les murs sont noirs, suintants; on a plutôt l’air de descendre dans un cachot d’où l’on ne doit jamais sortir que de monter à cette tourelle qui, d’en bas, vous paraissait si svelte et si élancée, et couverte de dentelles et de broderies, comme si elle allait partir pour le bal. – On hésite si l’on doit aller plus haut, tant ces moites ténèbres pèsent lourdement sur votre front. – L’escalier tourne encore quelquefois, et des lucarnes plus fréquentes découpent leurs trèfles d’or sur le mur opposé. On commence à voir les pignons dentelés des maisons, les sculptures des entablements, les formes bizarres des cheminées; quelques pas de plus, et l’œil plane sur la ville entière; c’est une forêt d’aiguilles, de flèches et de tours qui se hérissent de toutes parts, dentelées, tailladées, évidées, frappées à l’emporte-pièce et laissant transparaître le jour par leurs mille découpures. – Les dômes et les coupoles s’arrondissent comme les mamelles de quelque géante ou des crânes de Titans. Les îlots de maisons et de palais se détachent par tranches ombrées ou lumineuses. Quelques marches encore, et vous serez sur la plate-forme; et alors vous verrez, au-delà de l’enceinte de la ville, verdoyer les cultures, bleuir les collines et blanchir les voiles sur le ruban moiré du fleuve. Un jour éblouissant vous inonde, et les hirondelles passent et repassent auprès de vous en poussant de petits cris joyeux. Le son lointain de la cité vous arrive comme un murmure amical ou le bourdonnement d’une ruche d’abeilles; tous les clochers égrènent dans les airs leurs colliers de perles sonores; les vents vous apportent les senteurs de la forêt voisine et des fleurs de la montagne: ce n’est que lumière, harmonie et parfum. Si vos pieds s’étaient lassés, ou que le découragement vous eût prise et que vous fussiez restée assise sur une marche inférieure, ou que vous fussiez tout à fait redescendue, ce spectacle eût été perdu pour vous. – Quelquefois cependant la tour n’a qu’une seule ouverture au milieu ou en haut. – La tour de votre vie est ainsi construite; – alors il faut un courage plus obstiné, une persévérance armée d’ongles plus crochus pour s’accrocher, dans l’ombre, aux saillies des pierres, et parvenir au trèfle resplendissant par où la vue s’échappe sur la campagne; ou bien les meurtrières ont été remplies, ou l’on a oublié d’en percer, et alors il faut aller jusqu’au faîte; mais plus on s’est élevé sans voir, plus l’horizon semble immense, plus le plaisir et la surprise sont grands.