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Théodore ouvrit, mais avec moins de vivacité qu’un jeune homme n’en met à ouvrir à une femme dont la voix est douce, et qui est venue gratter mystérieusement à votre huis vers la tombée du jour. – Le battant entrebâillé donna passage, devinez à qui? à la maîtresse du perplexe d’Albert, à la princesse Rosette en personne, plus rose que son nom, et les seins aussi émus que les eut jamais femme qui soit entrée le soir dans la chambre d’un beau cavalier.

– Théodore! dit Rosette.

Théodore leva le doigt et le posa sur sa lèvre de manière à figurer la statue du silence, et, lui montrant l’enfant qui dormait, il la fit passer dans la pièce voisine.

– Théodore, reprit Rosette qui semblait trouver des douceurs singulières à répéter ce nom, et chercher en même temps à rallier ses idées, – Théodore, continua-t-elle sans quitter la main que le jeune homme lui avait présentée pour la conduire à son fauteuil, – vous nous êtes donc enfin revenu? Qu’avez-vous fait tout ce temps? où êtes-vous allé? – Savez-vous qu’il y a six mois que je ne vous ai vu? Ah! Théodore, cela n’est pas bien; on doit aux gens qui nous aiment, même quand on ne les aime pas, quelques égards et quelque pitié.

THEODORE. – Ce que j’ai fait? – Je ne sais. – J’ai été et je suis venu, j’ai dormi et j’ai veillé, j’ai chanté et j’ai pleuré, j’ai eu faim et soif, j’ai eu trop chaud et trop froid, je me suis ennuyé, j’ai de l’argent de moins et six mois de plus, j’ai vécu, voilà tout. – Et vous, qu’avez-vous fait?

ROSETTE. – Je vous ai aimé.

THEODORE. – Vous n’avez fait que cela?

ROSETTE. – Oui, absolument. J’ai mal employé mon temps, n’est-ce pas?

THEODORE. – Vous auriez pu l’employer mieux, ma pauvre Rosette; par exemple, à aimer quelqu’un qui pût vous rendre votre amour.

ROSETTE. – Je suis désintéressée en amour comme en tout. – Je ne prête pas de l’amour à usure; c’est un pur don que je fais.

THEODORE. – Vous avez là une vertu bien rare, et qui ne peut naître que dans une âme choisie. J’ai désiré bien souvent pouvoir vous aimer, du moins comme vous le voudriez; mais il y a entre nous un obstacle insurmontable, et que je ne puis vous dire – Avez-vous eu un autre amant depuis que je vous ai quittée?

ROSETTE. – J’en ai eu un que j’ai encore.

THEODORE. – Quelle espèce d’homme est-ce?

ROSETTE. – Un poète.

THEODORE. – Diable! quel est ce poète, et qu’a-t-il fait?

ROSETTE. – Je ne sais trop, une manière de volume que personne ne connaît, et que j’ai essayé de lire un soir.

THEODORE. – Ainsi donc vous avez pour amant un poète inédit. – Cela doit être curieux. – A-t-il des trous au coude, du linge sale et des bas en vis de pressoir?

ROSETTE. – Non; il se met assez bien, se lave les mains, et n’a pas de tache d’encre au bout du nez. C’est un ami de C***; je l’ai rencontré chez madame de Thémines, vous savez, une grande femme qui fait l’enfant et se donne de petits airs d’innocence.

THEODORE. – Et peut-on savoir le nom de ce glorieux personnage?

ROSETTE. – Oh! mon Dieu, oui! il se nomme le chevalier d’Albert!

THEODORE. – Le chevalier d’Albert! il me semble que c’est un jeune homme qui était sur le balcon quand je suis descendu de cheval.

ROSETTE. – Précisément.

THEODORE. – Et qui m’a regardé avec tant d’attention.

ROSETTE. – Lui-même.

THEODORE. – Il est assez bien. – Et il ne m’a pas fait oublier?

ROSETTE. – Non. Vous n’êtes pas malheureusement de ceux qu’on oublie.

THEODORE. – Il vous aime fort sans doute?

ROSETTE. – Je ne sais trop. – Il y a des moments où l’on croirait qu’il m’aime beaucoup; mais au fond il ne m’aime pas, et il n’est pas loin de me haïr, car il m’en veut de ce qu’il ne peut m’aimer. – Il a fait comme plusieurs autres plus expérimentés que lui; il a pris un goût vif pour de la passion, et s’est trouvé tout surpris et tout désappointé quand son désir a été assouvi. – C’est une erreur que, parce que l’on a couché ensemble, on se doit réciproquement adorer.

THEODORE. – Et que comptez-vous faire de ce susdit amoureux qui ne l’est pas?

ROSETTE. – Ce qu’on fait des anciens quartiers de lune ou des modes de l’an passé. – Il n’est pas assez fort pour me quitter le premier, et, quoiqu’il ne m’aime pas dans le sens véritable du mot, il tient à moi par une habitude de plaisir, et ce sont celles-là qui sont les plus difficiles à rompre. – Si je ne l’aide pas, il est capable de s’ennuyer consciencieusement avec moi jusqu’au jour du jugement dernier, et même au-delà; car il a en lui le germe de toutes les nobles qualités; et les fleurs de son âme ne demandent qu’à s’épanouir au soleil de l’éternel amour. – Réellement, je suis fâchée de n’avoir pas été le rayon pour lui. – De tous mes amants que je n’ai pas aimés, c’est celui que j’aime le plus; – et, si je n’étais aussi bonne que je le suis, je ne lui rendrais pas sa liberté, et je le garderais encore. – C’est ce que je ne ferai pas; – j’achève en ce moment-ci de l’user.

THEODORE. – Combien cela durera-t-il?

ROSETTE. – Quinze jours, trois semaines, mais à coup sûr moins que cela n’eût duré si vous n’étiez pas venu. – Je sais que je ne serai jamais votre maîtresse. – Il y a, dites-vous, pour cela une raison inconnue à laquelle je me rendrais s’il vous était permis de me la révéler. Ainsi donc toute espérance de ce côté me doit être interdite, et cependant je ne puis me résoudre à être la maîtresse d’un autre quand vous êtes là: il me semble que c’est une profanation, et que je n’ai plus le droit de vous aimer.

THEODORE. – Gardez celui-ci pour l’amour de moi.

ROSETTE – Si cela vous fait plaisir, je le ferai. – Ah! si vous avez pu être à moi, combien ma vie eût été différente de ce qu’elle a été! – Le monde a une bien fausse idée de moi, et j’aurai passé sans que nul se soit douté de ce que j’étais, – excepté vous, Théodore, le seul qui m’ayez comprise, et qui m’ayez été cruel. – Je n’ai jamais désiré que vous pour amant, et je ne vous ai pas eu. – Si vous m’aviez aimée, ô Théodore! j’aurais été vertueuse et chaste, j’aurais été digne de vous: au lieu de cela, je laisserai (si quelqu’un se souvient de moi) la réputation d’une femme galante, d’une espèce de courtisane qui n’avait de différent de celle du ruisseau que le rang et la fortune. – J’étais née avec les plus hautes inclinations; mais rien ne déprave comme de ne pas être aimée. – Beaucoup me méprisent qui ne savent pas ce qu’il m’a fallu souffrir pour arriver où j’en suis. – Étant sûre de ne jamais appartenir à celui que je préférais entre tous, je me suis laissée aller au courant, je n’ai pas pris la peine de défendre un corps qui ne pouvait être à vous. – Pour mon cœur, personne ne l’a eu et ne l’aura jamais. – Il est à vous, quoique vous l’ayez brisé; – et, différente de la plupart des femmes qui se croient honnêtes, pourvu qu’elles n’aient pas passé d’un lit dans un autre, quoique j’aie prostitué ma chair, j’ai toujours été fidèle d’âme et de cœur à votre pensée. – Au moins, j’aurai fait quelques heureux, j’aurai envoyé danser autour de quelques chevets de blanches illusions. J’ai trompé innocemment plus d’un noble cœur; j’ai été si misérable d’être rebutée par vous que j’ai toujours été épouvantée à l’idée de faire subir un pareil supplice à quelqu’un. – C’est le seul motif de bien des aventures qu’on a attribuées à un pur esprit de libertinage! – Moi! du libertinage! Ô monde! – Si vous saviez, Théodore, combien il est profondément douloureux de sentir qu’on a manqué sa vie, que l’on a passé à côté de son bonheur, de voir que tout le monde se méprend sur votre compte et qu’il est impossible de faire changer l’opinion qu’on a de vous, que vos plus belles qualités sont tournées en défaut, vos plus pures essences en noirs poisons, qu’il n’a transpiré de vous que ce que vous aviez de mauvais; d’avoir trouvé les portes toujours ouvertes pour vos vices et toujours fermées pour vos vertus, et de n’avoir pu amener à bien, parmi tant de ciguës et d’aconits, un seul lis ou une seule rose! vous ne savez pas cela, Théodore.