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Chapitre 6

En cet endroit, si le débonnaire lecteur veut bien nous le permettre, nous allons pour quelque temps abandonner à ses rêveries le digne personnage qui, jusqu’ici, a occupé la scène à lui tout seul et parlé pour son propre compte, et rentrer dans la forme ordinaire du roman, sans toutefois nous interdire de prendre par la suite la forme dramatique, s’il en est besoin, et en nous réservant le droit de puiser encore dans cette espèce de confession épistolaire que le susdit jeune homme adressait à son ami, persuadé que, si pénétrant et si plein de sagacité que nous soyons, nous devons assurément en savoir là-dessus moins long que lui-même.

…Le petit page était tellement harassé qu’il dormait sur les bras de son maître et que sa petite tête toute déchevelée allait et venait comme s’il eût été mort. Il y avait assez loin du perron à la chambre que l’on avait désignée pour être celle du nouvel arrivant, et le domestique qui le précédait s’offrit à porter l’enfant à son tour; mais le jeune cavalier, pour qui, du reste, ce fardeau semblait n’être qu’une plume, le remercia et ne voulut pas s’en dessaisir: il le déposa sur le canapé tout doucement et en prenant mille précautions pour ne pas le réveiller; une mère n’eût pas mieux fait. Quand le domestique se fut retiré et que la porte fut fermée, il se mit à genoux devant lui et essaya de lui tirer ses bottines; mais ses petits pieds gonflés et endoloris rendaient cette opération assez difficile, et le joli dormeur poussait de temps en temps quelques soupirs vagues et inarticulés, comme une personne qui va se réveiller; alors le jeune cavalier s’arrêtait et attendait que le sommeil l’eût repris. Les bottines cédèrent enfin, c’était le plus important; les bas firent peu de résistance. – Cette opération achevée, le maître prit les deux pieds de l’enfant, et les posa l’un à côté de l’autre sur le velours du sofa; c’étaient bien les deux plus adorables pieds du monde, pas plus grands que cela, blancs comme de l’ivoire neuf et un peu rosés par la pression de la chaussure où ils étaient en prison depuis dix-sept heures, des pieds trop petits pour une femme, et qui semblaient n’avoir jamais marché; ce qu’on voyait de la jambe était rond, potelé, poli, transparent et veiné, et de la plus exquise délicatesse; – une jambe digne du pied.

Le jeune homme, toujours à genoux, contemplait ces deux petits pieds avec une attention amoureusement admirative; il se pencha, prit le gauche et le baisa, et puis le droit et le baisa aussi; et puis, de baisers en baisers, il remonta le long de la jambe jusqu’à l’endroit où l’étoffe commençait. – Le page souleva un peu sa longue paupière, et laissa tomber sur son maître un regard bienveillant et assoupi, où ne perçait aucune surprise. – Ma ceinture me gêne, dit-il en passant son doigt sous le ruban, et il se rendormit. – Le maître déboucla la ceinture, releva la tête du page avec un coussin? et touchant ses pieds qui étaient devenus un peu froids, de brûlants qu’ils étaient, il les enveloppa soigneusement dans son manteau, prit un fauteuil, et s’assit au plus près du sofa. Deux heures se passèrent ainsi, le jeune homme regardant dormir l’enfant et suivant sur son front les ombres de ses rêves. Le seul bruit qu’on entendit par la chambre était sa respiration régulière et le tic-tac de la pendule.

C’était un tableau assurément fort gracieux. – Il y avait dans l’opposition de ces deux genres de beauté un moyen d’effet dont un peintre habile eût tiré bon parti. – Le maître était beau comme une femme, – le page beau comme une jeune fille. – Cette tête ronde et rose, ainsi posée dans ses cheveux, avait l’air d’une pêche sous ses feuilles; elle en avait la fraîcheur et le velouté, quoique la fatigue de la route lui eût enlevé quelque peu de son éclat habituel; la bouche mi-ouverte laissait apercevoir de petites dents d’un blanc laiteux, et sous ses tempes pleines et luisantes s’entre-croisait un réseau de veines azurées; les cils de ses yeux, pareils à ces fils d’or qui s’épanouissent dans les missels autour de la tête des vierges, lui venaient presque au milieu des joues; ses cheveux longs et soyeux tenaient à la fois de l’or et de l’argent, – or dans l’ombre, argent dans la lumière; son cou était en même temps gras et frêle, et n’avait rien du sexe indiqué par ses habits; deux ou trois boutons du justaucorps, défauts pour faciliter la respiration, permettaient d’entrevoir, par l’hiatus d’une chemise de fine toile de Hollande, un losange de chair potelée et rebondie d’une admirable blancheur, et le commencement d’une certaine ligne ronde difficile à expliquer sur la poitrine d’un jeune garçon; en y regardant bien, on eût peut-être trouvé aussi que ses hanches étaient un peu trop développées. – Le lecteur en pensera ce qu’il voudra; ce sont de simples conjectures que nous lui proposons: nous n’en savons pas là-dessus plus que lui, mais nous espérons en apprendre davantage dans quelque temps, et nous lui promettons de le tenir fidèlement au courant de nos découvertes. – Que le lecteur, s’il a la vue moins basse que nous, enfonce son regard sous la dentelle de cette chemise et décide en conscience si ce contour est trop ou trop peu saillant; mais nous l’avertissons que les rideaux sont tirés, et qu’il règne dans la chambre un demi-jour peu favorable à ces sortes d’investigations.

Le cavalier était pâle, mais d’une pâleur dorée, pleine de force et de vie; ses prunelles nageaient sur un cristallin humide et bleu; son nez droit et mince donnait à son profil une fierté et une vigueur merveilleuses, et la chair en était si fine que, sur le bord du contour, elle laissait transpercer la lumière; sa bouche avait le sourire le plus doux à de certains moments, mais d’ordinaire elle était arquée à ses coins, comme quelques-unes de ces têtes qu’on voit dans les tableaux des vieux maîtres italiens, plutôt en dedans qu’en dehors; ce qui lui donnait quelque chose d’adorablement dédaigneux, une smorfia on ne peut plus piquante, un air de bouderie enfantine et de mauvaise humeur très singulier et très charmant.

Quels étaient les liens qui unissaient le maître au page et le page au maître? Assurément il y avait entre eux plus que l’affection qui peut exister entre le maître et le domestique. Étaient-ce deux amis ou deux frères? – Alors, pourquoi ce travestissement? – Il eût été cependant difficile de croire à quiconque eût vu la scène que nous venons de décrire que ces deux personnages n’étaient en vérité que ce qu’ils paraissaient être.

– Ce cher ange, comme il dort! dit à voix basse le jeune homme; je crois qu’il n’avait jamais tant fait de chemin de sa vie. Vingt lieues à cheval, lui qui est si délicat! j’ai peur qu’il ne soit malade de fatigue. Mais non, cela ne sera rien; demain il n’y paraîtra plus; il aura repris ses belles couleurs, et sera plus frais qu’une rose après la pluie. – Est-il beau comme cela! Si je ne craignais de l’éveiller, je le mangerais de caresses. Quelle adorable fossette il a au menton! quelle finesse et quelle blancheur de peau! – Dors bien, cher trésor. – Ah! je suis vraiment jaloux de ta mère et je voudrais t’avoir fait. – Il n’est pas malade? Non; – sa respiration est réglée, et il ne bouge pas. – Mais je crois qu’on a frappé…

En effet, on avait frappé deux petits coups aussi doucement que possible sur le panneau de la porte.

Le jeune homme se leva, et, craignant de s’être trompé, attendit, pour ouvrir, que l’on heurtât de nouveau. – Deux autres coups, un peu plus accentués, se firent entendre de nouveau, et une douce voix de femme dit sur un ton très bas: – C’est moi, Théodore.