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Je n’ai jamais demandé aux femmes qu’une seule chose, – c’est la beauté; je me passe très volontiers d’esprit et d’âme. – Pour moi, une femme qui est belle a toujours de l’esprit; – elle a l’esprit d’être belle, et je ne sais pas lequel vaut celui-là. Il faut bien des phrases brillantes et des traits scintillants pour valoir les éclairs d’un bel œil. Je préfère une jolie bouche à un joli mot, et une épaule bien modelée à une vertu, même théologale; je donnerais cinquante âmes pour un pied mignon, et toute la poésie et tous les poètes pour la main de Jeanne d’Aragon ou le front de la vierge de Foligno – J’adore sur toutes choses la beauté de la forme; – la beauté pour moi, c’est la Divinité visible, c’est le bonheur palpable, c’est le ciel descendu sur la terre. – Il y a certaines ondulations de contours, certaines finesses de lèvres, certaines coupes de paupières, certaines inclinaisons de tête, certains allongements d’ovales qui me ravissent au-delà de toute expression et m’attachent pendant des heures entières.

La beauté, seule chose qu’on ne puisse acquérir, inaccessible à tout jamais à ceux qui ne l’ont pas d’abord; fleur éphémère et fragile qui croit sans être semée, pur don du ciel! – ô beauté! le plus radieux diadème dont le hasard puisse couronner un front, – tu es admirable et précieuse comme tout ce qui est hors de la portée de l’homme, comme l’azur du firmament, comme l’or de l’étoile, comme le parfum du lis séraphique! – On peut échanger son escabeau pour un trône; on peut conquérir le monde, beaucoup l’ont fait; mais qui pourrait ne pas s’agenouiller devant toi, pure personnification de la pensée de Dieu?

Je ne demande que la beauté, il est vrai; mais il me la faut si parfaite que je ne la rencontrerai probablement jamais. J’ai bien vu çà et là, dans quelques femmes, des portions admirables médiocrement accompagnées, et je les ai aimées pour ce qu’elles avaient de choisi, en faisant abstraction du reste; c’est toutefois un travail assez pénible et une opération douloureuse que de supprimer ainsi la moitié de sa maîtresse, et de faire l’amputation mentale de ce qu’elle a de laid ou de commun, en circonscrivant ses yeux sur ce qu’elle peut avoir de bien. – La beauté? c’est l’harmonie, et une personne également laide partout est souvent moins désagréable à regarder qu’une femme inégalement belle. Rien ne me fait peine à voir comme un chef-d’œuvre inachevé et comme une beauté à qui il manque quelque chose; – une tache d’huile choque moins sur une bure grossière que sur une riche étoffe.

Rosette n’est point mal; elle peut passer pour belle, mais elle est loin de réaliser ce que je rêve; c’est une statue dont plusieurs morceaux sont amenés à point. Les autres ne sont pas si nettement dégagés du bloc; il y a des endroits accusés avec beaucoup de finesse et de charme, et quelques-uns d’une manière plus lâche et plus négligée. – Aux yeux vulgaires, la statue parait entièrement finie et d’une beauté complète; mais un observateur plus attentif y découvre bientôt des places où le travail n’est pas assez serré, et des contours qui, pour atteindre à la pureté qui leur est propre, ont besoin que l’ongle de l’ouvrier y passe et y repasse encore bien des fois; – c’est à l’amour à polir ce marbre et à l’achever, c’est dire assez que ce ne sera pas moi qui le finirai.

Au reste, je ne circonscris point la beauté dans telle ou telle sinuosité de lignes. – L’air, le geste, la démarche, le souffle, la couleur, le son, le parfum, tout ce qui est la vie entre pour moi dans la composition de la beauté; tout ce qui embaume, chante ou rayonne y revient de droit. – J’aime les riches brocarts, les splendides étoffes avec leurs plis amples et puissants; j’aime les larges fleurs et les cassolettes, la transparence des eaux vives et l’éclat miroitant des belles armes, les chevaux de race et ces grands chiens blancs comme on en voit dans les tableaux de Paul Véronèse. – Je suis un vrai païen de ce côté, et je n’adore point les dieux qui sont mal faits: quoiqu’au fond je ne sois pas précisément ce qu’on appelle irréligieux, personne n’est de fait plus mauvais chrétien que moi. – Je ne comprends pas cette mortification de la matière qui fait l’essence du christianisme, je trouve que c’est une action sacrilège que de frapper sur l’œuvre de Dieu, et je ne puis croire que la chair soit mauvaise, puisqu’il l’a pétrie lui-même de ses doigts et à son image. – J’approuve peu les longs sarraus de couleur sombre d’où il ne sort qu’une tête et deux mains, et ces toiles où tout est noyé d’ombre, excepté quelque front qui rayonne. – Je veux que le soleil entre partout, qu’il y ait le plus de lumière et le moins d’ombre possible, que la couleur étincelle, que la ligne serpente, que la nudité s’étale fièrement, et que la matière ne se cache point d’être, puisque, aussi bien que l’esprit, elle est un hymne éternel à la louange de Dieu.

Je conçois parfaitement le fol enthousiasme des Grecs pour la beauté; et, pour mon compte, je ne trouve rien d’absurde à cette loi qui obligeait les juges à n’entendre plaider les avocats que dans un lieu obscur, de peur que leur bonne mine, la grâce de leurs gestes et de leurs attitudes ne les prévinssent favorablement et ne fissent pencher la balance.

Je n’achèterais rien d’une marchande qui serait laide; je donne plus volontiers aux mendiants dont les haillons et la maigreur sont pittoresques. – Il y a un petit Italien fiévreux, vert comme un citron, avec de grands yeux noirs et blancs qui lui tiennent la moitié de la figure; – on dirait un Murillo ou un Espagnolet sans cadre qu’un brocanteur aurait exposé contre la borne: – celui-là a toujours deux sous de plus que les autres. – Je ne battrais jamais un beau cheval ou un beau chien, et je ne voudrais pas d’un ami ou d’un domestique qui ne serait point d’un extérieur agréable. – C’est un véritable supplice pour moi que de voir de vilaines choses ou de vilaines personnes. – Une architecture de mauvais goût, un meuble d’une mauvaise forme m’empêchent de me plaire dans une maison, si confortable et attrayante qu’elle soit d’ailleurs. Le meilleur vin me paraît presque de la piquette dans un verre mal tourné, et j’avoue que je préférerais le brouet le plus lacédémonien sur un émail de Bernard de Palissy au plus fin gibier sur une assiette de terre. – L’extérieur m’a toujours pris violemment, et c’est pourquoi j’évite la compagnie des vieillards; cela me contriste et m’affecte désagréablement, parce qu’ils sont ridés et déformés, quoique cependant quelques-uns aient une beauté spéciale; et, dans la pitié que j’ai d’eux, il y a beaucoup de dégoût: – de toutes les ruines du monde, la ruine de l’homme est assurément la plus triste à contempler.

Si j’étais peintre (et j’ai toujours regretté de ne pas l’être), je ne voudrais peupler mes toiles que de déesses, de nymphes, de madones, de chérubins et d’amours. – Consacrer ses pinceaux à faire des portraits, à moins que ce ne soit de belles personnes, me paraît un crime de lèse-peinture; et, loin de vouloir doubler ces figures laides ou ignobles, ces têtes insignifiantes ou vulgaires, je pencherais plutôt à les faire couper sur l’original. – La férocité de Caligula, détournée en ce sens, me semblerait presque louable.

La seule chose au monde que j’ai enviée avec quelque suite, c’est d’être beau. – Par beau j’entends aussi beau que Paris ou Apollon. N’être point difforme, avoir des traits à peu près réguliers, c’est-à-dire avoir le nez au milieu de la figure, ni camard, ni crochu, des yeux qui ne soient ni rouges ni éraillés, une bouche convenablement fendue, cela n’est pas être beau: à ce compte, je le serais, et je me trouve aussi éloigné de l’idée que je me forme de la beauté virile que si j’étais un de ces jaquemarts qui frappent l’heure sur les clochers; j’aurais une montagne sur chaque épaule, les jambes torses d’un basset, le nez et le museau d’un singe que j’y ressemblerais autant. – Bien des fois je me regarde, des heures entières, dans le miroir avec une fixité et une attention inimaginables, pour voir s’il n’est pas survenu quelque amélioration dans ma figure; j’attends que les lignes fassent un mouvement et se redressent ou s’arrondissent avec plus de finesse et de pureté, que mon œil s’illumine et nage dans un fluide plus vivace, que la sinuosité qui sépare mon front de mon nez se comble, et que mon profil prenne ainsi le calme et la simplicité du profil grec, et je suis toujours très surpris que cela n’arrive pas. J’espère toujours qu’un printemps ou l’autre je me dépouillerai de cette forme que j’ai, comme un serpent qui laisse sa vieille peau. – Dire qu’il faudrait si peu de chose pour que je sois beau, et que je ne le serai jamais! Quoi donc! une demi-ligne, un centième, un millième de ligne de plus ou de moins dans un endroit ou dans un autre, un peu moins de chair sur cet os, un peu plus sur celui-ci, – un peintre, un statuaire auraient rajusté cela en une demi-heure. Qu’est-ce que cela faisait aux atomes qui me composent de se cristalliser de telle ou telle façon? En quoi importait-il à ce contour de sortir ici et de rentrer là, et où était la nécessité que je fusse ainsi et pas autrement? – En vérité, si je tenais le hasard à la gorge, je crois que je l’étranglerais. – Parce qu’il a plu à une misérable parcelle de je ne sais quoi de tomber je ne sais où et de se coaguler bêtement en la gauche figure qu’on me voit, je serai éternellement malheureux! N’est-ce pas la plus sotte et la plus misérable chose du monde? Comment se fait-il que mon âme, avec l’ardent désir qu’elle en a, ne puisse laisser tomber à plat la pauvre charogne qu’elle fait tenir debout, et aller animer une de ces statues dont l’exquise beauté l’attriste et la ravit? Il y a deux ou trois personnes que j’assassinerais avec délices, en ayant soin toutefois de ne pas les meurtrir ni les gâter, si je possédais le mot qui fait transmigrer les âmes d’un corps à l’autre. – Il m’a toujours semblé que, pour faire ce que je veux (et je ne sais pas ce que je veux), j’avais besoin d’une très grande et très parfaite beauté, et je m’imagine que, si je l’avais, ma vie, qui est si enchevêtrée et si tiraillée, aurait été d’elle-même.