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Je me suis laissé prendre l’aile à cette glu perfide, espérant n’y laisser qu’une plume et croyant pouvoir m’envoler quand bon me semblerait: rien n’est plus difficile; je me trouve couvert d’un filet imperceptible, plus malaisé à rompre que celui forgé par Vulcain, et le tissu des mailles est si fin et si serré qu’il n’y a point jour à se pouvoir échapper. Le filet, du reste, est large, et l’on peut se remuer dedans avec une apparence de liberté; il ne se fait guère sentir que lorsqu’on essaye à le rompre; mais alors il résiste et se fait solide comme une muraille d’airain.

Que de temps j’ai perdu, ô mon idéal! sans faire le moindre effort pour te réaliser! Comme je me suis laissé aller lâchement à cette volupté d’une nuit! et combien je mérite peu de te rencontrer!

Quelquefois je songe à former une autre liaison; mais je n’ai personne en vue: – plus souvent je me propose, si je parviens à rompre, de ne me jamais rengager en de tels liens, et pourtant rien ne justifie cette résolution: car cette affaire a été en apparence fort heureuse, et je n’ai pas le moins du monde à me plaindre de Rosette. – Elle a toujours été bonne pour moi, et s’est conduite on ne peut mieux; elle m’a été d’une fidélité exemplaire, et n’a pas même donné jour au soupçon: la jalousie la plus éveillée et la plus inquiète n’aurait rien trouvé à dire sur son compte, et aurait été obligée de s’endormir. – Un jaloux n’aurait pu l’être que des choses passées; il est vrai qu’alors il aurait eu de quoi l’être largement. Mais c’est une délicatesse heureusement assez rare qu’une jalousie de cette sorte, et il a bien assez du présent sans aller fouiller en arrière sous les décombres des vieilles passions pour en extraire des fioles de poison et des calices de fiel. – Quelles femmes pourrait-on aimer, si l’on pensait à tout cela? – On sait bien confusément qu’une femme a eu plusieurs amants avant vous; mais on se dit, tant l’orgueil de l’homme a de retours et de replis tortueux! que l’on est le premier qu’elle ait véritablement aimé, et que c’est par un concours de circonstances fatales qu’elle s’est trouvée liée à des gens indignes d’elle, ou bien que c’était un vague désir d’un cœur qui cherchait à se satisfaire, et qui changeait parce qu’il n’avait pas rencontré.

Peut-être ne peut-on aimer réellement qu’une vierge, – vierge de corps et d’esprit, – un frêle bouton qui n’ait encore été caressé d’aucun zéphyr et dont le sein fermé n’ait reçu ni la goutte de pluie ni la perle de rosée, une chaste fleur qui ne déploie sa blanche robe que pour vous seul, un beau lis à l’urne d’argent où ne se soit abreuvé aucun désir, et qui n’ait été doré que par votre soleil, balancé que par votre souffle, arrosé que par votre main. – Le rayonnement du midi ne vaut pas les divines pâleurs de l’aube, et toute l’ardeur d’une âme éprouvée et qui sait la vie le cède aux célestes ignorances d’un jeune cœur qui s’éveille à l’amour. – Ah! quelle pensée amère et honteuse que celle qu’on essuie les baisers d’un autre, qu’il n’y a peut-être pas une seule place sur ce front, sur ces lèvres, sur cette gorge, sur ces épaules, sur tout ce corps qui est à vous maintenant, qui n’ait été rougie et marquée par des lèvres étrangères; que ces murmures divins qui viennent au secours de la langue qui n’a plus de mots ont déjà été entendus; que ces sens si émus n’ont pas appris de vous leur extase et leur délire, et que tout là-bas, bien loin, bien à l’écart dans un de ces recoins de l’âme où l’on ne va jamais, veille un souvenir inexorable qui compare les plaisirs d’autrefois aux plaisirs d’aujourd’hui!

Quoique ma nonchalance naturelle me porte à préférer les grands chemins aux sentiers non frayés et l’abreuvoir public à la source de la montagne, il faudra absolument que je tâche d’aimer quelque virginale créature aussi candide que la neige, aussi tremblante que la sensitive, qui ne sache que rougir et baisser les yeux: peut-être, sous ce flot limpide où nul plongeur n’est encore descendu, pêcherai-je une perle de la plus belle eau et digne de faire le pendant de celle de Cléopâtre; mais, pour cela, il faudrait dénouer le lien qui m’attache à Rosette, car ce n’est pas probablement avec elle que je réaliserai cette envie, et en vérité je ne m’en sens pas la force.

Et puis, s’il faut l’avouer, il y a au fond de moi un motif sourd et honteux qui n’ose se produire au grand jour, et qu’il faut pourtant bien que je te dise, puisque je t’ai promis de ne rien cacher, et que, pour qu’une confession soit méritoire, il faut qu’elle soit complète; – ce motif est pour beaucoup dans toutes ces incertitudes. – Si je romps avec Rosette, il se passera nécessairement quelque temps avant qu’elle ne soit remplacée, si facile que soit le genre de femme où je lui chercherai un successeur, et j’ai pris avec elle une habitude de plaisir qu’il me sera pénible de suspendre. Il est vrai que l’on a la ressource des courtisanes; – je les aimais assez autrefois, et je ne m’en faisais point faute en pareille occurrence; – mais aujourd’hui elles me dégoûtent horriblement, et me donnent la nausée. – Ainsi, il n’y faut pas penser, je suis tellement amolli par la volupté, le poison s’est insinué si profondément dans mes os que je ne puis supporter l’idée d’être un ou deux mois sans femme. – Voilà de l’égoïsme, et du plus sale; mais je crois que, s’ils voulaient être francs, les plus vertueux pourraient confesser des choses assez analogues.

C’est par là que je suis le plus fortement englué, et, n’était cette raison, il y aurait longtemps que Rosette et moi nous serions brouillés sans retour. Et puis, en vérité, c’est une chose si mortellement ennuyeuse que de faire la cour à une femme que je ne m’en sens pas le cœur. Recommencer à dire toutes les sottises charmantes que j’ai déjà dites tant de fois, refaire l’adorable, écrire des billets et y répondre; reconduire des beautés, le soir, à deux lieues de chez soi; attraper du froid aux pieds et des rhumes devant la fenêtre en épiant une ombre chérie; calculer sur un sofa combien de tissus superposés vous séparent de votre déesse; porter des bouquets et courir les bals pour arriver où j’en suis, c’est bien la peine! – Autant vaut rester dans son ornière. En sortir pour retomber dans une autre exactement pareille, après s’être beaucoup agité et donné bien du mal, – à quoi bon? Si j’étais amoureux, la chose irait d’elle-même, et tout cela me paraîtrait ravissant; mais je ne le suis point, quoique j’aie la plus forte envie de l’être; car, après tout, il n’y a que l’amour au monde; et, si le plaisir qui n’en est que l’ombre a tant d’amorces pour nous, que doit donc être la réalité? Dans quel flot d’ineffables extases, dans quels lacs de pures délices doivent nager ceux qu’il a atteints au cœur d’une de ses flèches à pointe d’or, et qui brûlent des aimables ardeurs d’une flamme mutuelle!

J’éprouve à côté de Rosette ce calme plat et cette espèce de bien-être paresseux qui résulte de la satisfaction des sens, mais rien de plus; et ce n’est pas assez. Souvent cet engourdissement voluptueux tourne en torpeur, et cette tranquillité en ennui; je tombe alors en des distractions sans objet et en je ne sais quelles fades rêvasseries qui me fatiguent et m’excèdent, – c’est un état dont il faut que je sorte à tout prix.

Oh! si je pouvais être comme certains de mes amis qui baisent un vieux gant avec ivresses qui se trouvent tout heureux d’un serrement de main, qui ne changeraient pas contre l’écrin d’une sultane quelques méchantes fleurs à demi séchées par la sueur du bal, qui couvrent de larmes et cousent dans leur chemise, à l’endroit de leur cœur, un billet écrit en pauvre style, et stupide à le croire copié du Parfait Secrétaire, qui adorent des femmes avec de gros pieds, et qui s’en excusent sur ce qu’elles ont l’âme belle! Si je pouvais suivre, en frémissant, les derniers plis d’une robe, attendre qu’une porte s’ouvrît pour voir passer dans un flot de lumière une chère et blanche apparition; si un mot dit tout bas me faisait changer de couleur; si j’avais cette vertu de ne pas dîner pour arriver plus tôt à un rendez-vous; si j’étais capable de poignarder un rival ou de me battre en duel avec un mari; si, par une grâce particulière du ciel, il m’était donné de trouver spirituelles les femmes qui sont laides, et bonnes celles qui sont laides et bêtes; si je pouvais me résoudre à danser le menuet et à écouter les sonates que jouent les jeunes personnes sur le clavecin ou sur la harpe; si ma capacité se haussait jusqu’à apprendre l’hombre et le reversi; enfin, si j’étais un homme et non pas un poète, – je serais certainement beaucoup plus heureux que je ne suis; – je m’ennuierais moins et serais moins ennuyeux.