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Cette lettre ébouriffante fut accueillie par des lazzi: «Allons, disaient certains journaux, le mistral s’est incarné, paraît-il, dans un poème. Nous verrons si ce sera autre chose que du vent.»

Mais Dumas, lui, content de l’effet de sa bombe, me dit en me serrant la main:

– Maintenant, cher ami, retournez à Avignon pour imprimer votre Mireille. Nous avons, en plein Paris, lancé le but au caniveau, et laissons courir la critique: il faudra bien qu’elle y ajoute les boules de son jeu, toutes, l’une après l’autre.

Avant mon départ, mon dévoué compatriote voulut bien me présenter à Lamartine, son ami, et voici comment le grand homme raconta cette visite dans son Cours familiers de Littérature (quarantième entretien, 1859):

«Au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d’un beau et modeste jeune homme, vêtu avec un sobre élégance, comme l’amant de Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu’il peignait sa lisse chevelure dans les rues d’Avignon. C’était Frédéric Mistral, le jeune poète villageois, destiné à devenir, comme Burns le laboureur écossais, l’Homère de la Provence.

«Sa physionomie simple, modeste et douce, n’avait rien de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent ces hommes de vanité plus que de génie, qu’on appelle les poètes populaires. Il avait la bienséance de la vérité; il plaisait, il intéressait, il émouvait; on sentait, dans sa mâle beauté, le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.

«Mistral s’assit sans façon à ma table d’acajou de Paris, selon les lois de l’hospitalité antique, comme je me serais assis à la table de noyer de sa mère, dans son Mas de Maillane. Le dîner fut sobre, l’entretien à cœur ouvert, la soirée courte et causeuse, à la fraîcheur du soir et au gazouillement des merles, dans mon petit jardin grand comme le mouchoir de Mireille.

«Le jeune homme nous récita quelques vers dans ce doux et nerveux idiome provençal, qui rappelle tantôt l’accent latin, tantôt la grâce attique, tantôt l’âpreté toscane. Mon habitude des patois latins, parlés uniquement par moi jusqu’à l’âge de douze ans dans les montagnes de mon pays, me rendait ce bel idiome intelligible. C’étaient quelques vers lyriques; ils me plurent mais sans m’enivrer. Le génie du jeune homme n’était pas là, le cadre était trop étroit pour son âme; il lui fallait, comme à Jasmin, cet autre chanteur sans langue, son épopée pour se répandre. Il retournait dans son village pour y recueillir, auprès de sa mère et à côté de ses troupeaux, ses dernières inspirations. Il me promit de m’envoyer un des premiers exemplaires de son poème; il sortit.»

Avant de repartir, j’allai saluer Lamartine, qui habitait au rez-de-chaussée du numéro 41 de la rue Ville-L’Évêque.

C’était dans la soirée. Écrasé par ses dettes et assez délaissé, le grand homme somnolait dans un fauteuil en fumant un cigare, pendant que quelques visiteurs causaient à voix basse, autour de lui.

Tout à coup, un domestique vint annoncer qu’un Espagnol, un harpiste appelé Herrera, demandait à jouer un air de son pays devant M. de Lamartine.

– Qu’il entre, dit le poète.

Le harpiste joua son aire, et Lamartine, à demi-voix, demanda à sa nièce, Mme de Cessia, s’il y avait quelque argent dans les tiroirs de son bureau.

– Il reste deux louis, répondit celle-ci.

– Donnez-les à Herrera, fit le bon Lamartine.

Je revins donc en Provence pour l’impression de mon poème, et la chose s’étant faite à l’imprimerie Seguin, à Avignon, j’adressai le premier exemplaire à Lamartine, qui écrivit à Reboul la lettre suivante:

«Jai lu Mirèio… Rien n’avait encore paru de cette sève nationale, féconde, inimitable du Midi. Il y a une vertu dans le soleil. J’ai tellement été frappé à l’esprit et au cœur que j’écris un Entretien sur ce poème. Dites-le à M. Mistral. Oui, depuis les Homérides de l’Archipel, un tel jet de poésie primitive n’avait pas coulé. J’ai crié, comme vous: c’est Homère.»

Adolphe Dumas m’écrivait, de son côté:

(mars 1859).

«Encore une lettre de joie pour vous, mon cher ami. J’ai été, hier au soir, chez Lamartine. En me voyant entrer, il m’a reçu avec des exclamations et il m’en a dit autant que ma lettre à la Gazette de France. Il a lu et compris, dit-il, votre poème d’un bout à l’autre. Il l’a lu et relu trois fois, il ne le quitte plus et ne lit pas autre chose. Sa nièce, cette belle personne que vous avez vue, a ajouté qu’elle n’avait pas pu le lui dérober un instant pour le lire, et il va faire un Entretien tout entier sur vous et Mirèio. Il m’a demandé des notes biographiques sur vous et sur Maillane. Je les lui envoie ce matin. Vous avez été l’objet de la conversation générale toute la soirée et votre poème a été détaillé par Lamartine et par moi depuis le premier mot jusqu’au dernier. Si son Entretien parle ainsi de vous, votre gloire est faite dans le monde entier. Il dit que vous êtes «un Grec des Cyclades». Il a écrit à Reboul: «C’est un Homère!» Il me charge de vous écrire tout ce que je veux et il ajoute que je ne puis trop vous en dire, tant il est ravi. Soyez donc bien heureux, vous et votre chère mère, dont j’ai gardé un si bon souvenir.»

Je tiens à consigner ici un fait très singulier d’intuition maternelle. J’avais donné à ma mère une exemplaire de Mirèio, mais sans lui avoir parlé du jugement de Lamartine, que je ne connaissais pas encore. A la fin de la journée, quand je crus qu’elle avait pris connaissance de l’œuvre, je lui demandai ce qu’elle en pensait et elle me répondit, profondément émue:

– Il m’est arrivé, en ouvrant ton livre, une chose bien étrange: un éclat de lumière, pareil à une étoile, m’a éblouie sur le coup, et j’ai dû renvoyer la lecture à plus tard!

Qu’on en pense ce qu’on voudra; j’ai toujours cru que cette vision de la bonne et sainte femme était un signe très réel de l’influx de sainte Estelle, autrement dit de l’étoile qui avait présidé à la fondation du Félibrige.

Le quarantième Entretien du Cours Familier de Littérature parut un mois après (1859), sous le titre «Apparition d’un poème épique en Provence». Lamartine y consacrait quatre-vingt pages au poème de Mireille et cette glorification était le couronnement des articles sans nombre qui avaient accueilli notre épopée rustique dans la presse de Provence, du Midi et de Paris. Je témoignai ma reconnaissance dans ce quatrain provençal que j’inscrivis en tête de la seconde édition: