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C’est bien. Daudet, qui de sa vie ne s’était vu à pareille gogaille de Camargue, saisit un des oignons, de ces beaux oignons épatés, dorés comme un pain de Noël, et hardi! à belles dents, et feuillet à feuillet, il le croque et l’avale, tantôt l’accompagnant du fromage pétri, tantôt de la merluche. Il est juste d’ajouter que, pour le seconder, tous nous faisions notre possible.

Patron Gafet, lui soulevant de temps en temps la cruche pleine d’un vin de Crau, flambant comme on n’en voit plus:

– Ça, jeunesse, disait-il, si nous abattions un bourgeon? L’oignon fait boire et maintient la soif.

En moins d’une demi-heure, on aurait enflammé sur nos joues une allumette. Puis, arriva le catigot, où le bâton d’un pâtre se serait tenu droit, – salé comme mer, poivré comme diable…

– Salaison et poivrade, disait le gros Gafet, font trouver le vin bon… Allume et trinque, Antoine, puisque ton père est prieur!

VIII

Les mariniers, pourtant, ayant achevé leur cabri, terminaient leur repas, ainsi que c’est l’usage des bateliers de Condrieu, avec un plat de soupe grasse. Chacun, à son bouillon mêlait un grand verre de vin; puis, portant des deux mains leurs assiettes à la bouche, tous ensemble vidèrent d’un seul trait le mélange, savoureusement, en claquant des lèvres.

Un conducteur de radeau, qui portait la barbe en collier, chanta alors une chanson qui, s’il m’en souvient bien, finissait comme ceci:

Quand notre flotte arrive

En rade de Toulon,

Nous saluons la ville

A grands coups de canon.

Daudet nous dit:

– Tonnerre! n’allons-nous pas aussi faire craquer la nôtre?

Et il entama celle-ci (du temps où l’on faisait la guerre aux Vaudois du Léberon):

Chevau-léger, mon bon ami,

A Lourmarin, l’on s’éventre!

Chevau-léger, mon bon ami,

Mon cœur s’évanouit.

Mais les gens de rivière, ne voulant pas être en reste, chantèrent lors en chœur:

Les filles de Valence

Ne savent pas faire l’amour:

Celles de la Provence

Le font la nuit, le jour.

– A nous autres, collègues, criâmes-nous aux chanteurs. Et tous à l’unisson, nous servant de nos doigts comme de castagnettes, nous répliquions superbement:

Les filles d’Avignon

Sont comme les melons:

Sur cent cinquante

N’y en a pas de mûr;

La plus galante…

– Chut! nous fit la borgnesse, car si passait la police, elle vous dresserait «verbal» pour tapage nocturne.

– La police? criâmes-nous, on se fiche pas mal d’elle.

– Tenez, ajouta Daudet, allez nous quérir le registre où vous inscrivez ceux qui logent dans l’auberge.

La Counënque apporta le livre, et le gentil secrétaire de M. de Morny écrivit aussitôt de sa plus belle plume:

A. Daudet, secrétaire du président du Sénat;

F. Mistral, chevalier de la Légion d’Honneur;

A. Mathieu, le félibre de Châteauneuf-du-Pape;

P. Grivolas, maître peintre de l’École d’Avignon.

– Et si quelqu’un, poursuivit-il, si quelqu’un, ô Counënque, venait jamais te chercher noise, que ce soit commissaire, gendarme ou sous-préfet, tu n’auras qu’à lui mettre ces pattes de mouches sous la moustache, et puis, si l’on t’embête, tu nous écriras à Paris, et, va, moi je me charge de les faire danser.

IX

Nous soldâmes, et, accompagnés de la vénération publique, nous sortîmes tels que des princes qui viennent de se révéler.

Parvenus au marchepied du pont Trinquetaille:

– Si nous faisions, sur le pont, un brin de farandole? proposa l’infatigable et charmant nouvelliste de la Mule du Pape, les ponts de la Provence ne sont faits que pour ça…

Et en avant! au clair limpide de la lune de septembre, qui se mirait dans l’eau, nous voilà faisant le branle sur le pont en chantant:

La farandole de Trinquetaille,

Tous les danseurs sont des canailles!

La farandole de Saint-Remy,

Une salade de pissenlits!

Tout à coup – nous arrivions sur le milieu du Rhône, – voici que, dans la pénombre, au-devant de nous autres, nous voyons s’avancer une rangée d’Arlésiennes, de délicieuses Arlésiennes, chacune avec son cavalier, qui lentement cheminaient, tout en babillant et riant… Le frôlement des jupes, le frou-frou de la soie, le gazouillis des couples qui se parlaient à voix basse dans la nuitée pacifique, dans le tressaillement du Rhône qui se glissait entre les barques, c’était vraiment chose suave.

– Une noce, dit le gros patron Gafet, qui ne nous avait pas quittés.

– Une noce? fit Daudet, qui avec sa myopie, ne se rendait pas bien compte de cette agitation, une noce arlésienne! Une noce à la lune! Une noce en plein Rhône!

Et, pris d’un vertigo, notre luron s’élance, saute au cou de la mariée, et en veux-tu des baisers…

Aïe! quelle mêlée, mon Dieu! Si jamais de la vie nous nous vîmes en presse, ce fut bien cette fois-là… Vingt gars, le poing levé, nous entourent et nous serrent:

– Au Rhône, les marauds!

– Qu’est-ce donc? Qu’est-ce donc? s’écria patron Gafet, en refoulant la troupe; mais ne voyez-vous pas que nous venons de boire, de boire en Trinquetaille, à la santé de l’épousée, et que de reboire nous ferait du mal?

– Vivent les mariés! nous écriâmes-nous. Et, grâce à la poigne de ce brave Gafet, qui était connu de tous, et à sa présence d’esprit, les choses en restèrent là.

X

Maintenant, où allons-nous? L’Homme de Bronze venait de frapper onze heures… Et nous dîmes:

– Il faut aller faire un tour aux Aliscamps.

Nous prenons les Lices d’Arles, nous contournons les remparts, et, au clair de la lune, nous voilà descendant l’allée de peupliers qui mène au cimetière du vieil Arles romain. Et, ma foi, en errant au milieu des sépulcres éclairés par la lune et des auges mortuaires alignées sur le sol, voici que, gravement, nous répétions entre nous l’admirable ballade de Camille Reybaud:

Les peupliers du cimetière

Ont salué les trépassés.

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière!

MOI

Des blancs lombeaux du cimetière

Le couvercle s’est renversé.

TOUS

As-tu peur des pieux mystères?

Passe plus loin du cimetière.

MOI