CHAPITRE XIV: LE VOYAGE AUX SAINTES-MARIES
La caravane de Beaucaire. – Le charretier Lamouroux. – Les rouliers de Provence. – Alarde la folle. – La Camargue en pataugeant. – Les filles sur le dos. – La Mecque du golfe. – La descente des chasses, – Le retour par Aigues-Mortes.
J’avais toute ma vie ouï parler de la Camargue et des Saintes-Maries et de leur pèlerinage, mais je n’y étais jamais allé. Au printemps de cette année-là (1855), j’écrivis à l’ami Mathieu, toujours prêt pour les excursions: «Veux- tu venir avec moi aux Saintes?»
«Oui,» me répondit-il. L’on se donna rendez-vous à Beaucaire, au quartier de la Condamine, d’où tous les ans, le 24 mai, partait une caravane pour les Saintes-Maries de la Mer; et avec une multitude de femmes, de jeunes filles, d’enfants, d’hommes du peuple, tassés sur des charrettes, un peu après minuit nous nous mîmes en route. Je vous laisse à penser si les carrioles avaient leur charge: nous étions sur la nôtre quatorze pèlerins.
Le brave charretier, un nommé Lamouroux, de ces Provençaux diserts qui ne sont entrepris sur rien, nous fit placer devant, assis sur le brancard et les jambes pendantes. Lui, la moitié du temps, à la gauche de sa bête, tout en battant du feu pour allumer sa pipe, nous marchait côte à côte et le fouet sur la nuque. Lorsqu’il était fatigué, il se nichait dans un siège suspendu devant la roue et que les charretiers nomment porte-fainéant.
Derrière moi, embéguinée dans sa mante de laine, il y avait une jeunesse qu’on appelait Alarde et qui, sur un matelas blottie avec sa mère, me tenait ses pieds dans le dos. Mais n’ayant pas fait encore connaissance avec nos voisines, qui entre elles babillaient, nous causions, Mathieu et moi, avec le charretier.
– Ainsi, vous autres, d’où êtes-vous, s’il n’y a pas d’indiscrétion? commença maître Lamouroux.
Nous répondîmes:
– De Maillane.
– Ho! vous n’êtes donc pas de loin… Je l’avais bien vu à votre parler. Charretier de Maillane verse en pays de plaine.
– Mais pas tous, mon bonhomme.
– Allons, fit Lamouroux, c’est un dicton pour plaisanter… Et tenez, j’ai connu, quand j’allais sur la route, un roulier de Maillane qui était équipé, vraiment, comme saint Georges: on l’appelait l’Ortolan.
– Vous parlez de quelques années!
– Ah! messieurs, je vous parle de l’époque du roulage, avant, que les mangeurs, avec leurs chemins de fer, nous eussent tous ruinés. Je vous parle, moi, de quand la foire de Beaucaire était dans sa splendeur, de quand la première tartane qui arrivait à la foire gagnait la prime du mouton dont la peau était pendue par les mariniers vainqueurs au bout du grand mât du navire; je vous parle, moi, de quand les chevaux de halage étaient insuffisants pour remonter sur le Rhône les monceaux de marchandises qui à Beaucaire se vendaient, et du temps où les charretiers, – vous ne vous en souvenez pas, vous qui êtes jeunes, – les rouliers, les voituriers, qui baffaient les grandes routes et s’en croyaient les maîtres, faisaient claquer leur fouet de Marseille à Paris et de Paris à Lille en Flandre!
Et Lamouroux, une fois lancé sur le chapitre du roulage, pendant qu’au clair de lune sa bête cheminait tout doux, nous en tint de taillé jusqu’au lever du soleil.
– Ah! disait-il, il fallait voir, vers le Pont de Bon-Pas ou à la Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de large, il fallait voir ces files de charrettes chargées, de carrioles bâchées, de haquets bien garrottés, lesquels se touchaient tous, ces rangées d’attelages superbes, équipages de trois, de quatre, de six bêtes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur Paris, charriant le blé, le vin, les poches d’avoine, les ballots de morues, les barils d’anchois ou les pains de savon, cahin-caha, bredi-breda, et à la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres de voiture!
Et quand nous traversions un village, messieurs, des tas de polissons se pendaient au barreau de la queue de la charrette et s’y faisaient traînasser, pendant que criaient les autres:
«Derrière, derrière, charretier!»
De loin en loin, le long de la route, il y avait pour le dîner, pour le souper ou le coucher une auberge célèbre avec sa belle hôtesse au visage riant, avec sa grande cuisine et sa grande cheminée où la broche tournait des porcs entiers sut les landiers, avec sa porte large ouverte, avec ses écuries vastes comme des églises, où deux rangées de crèches allaient se prolongeant et où sur la muraille était collée l’image coloriée de saint Eloi. Ces cabarets s’appelaient: la Graille (en français la Corneille), Saint-Martin, le Lion- d’Or, le Cheval-Blanc, la Mule-Noire, le Chapeau-Rouge, la Belle-Hôtesse, le Grand-Logis, que sais-je, moi? et il se parlait d’eux à cent lieues à l’entour.
De loin en loin, le long de la route, il y avait des bourreliers qui mettaient en montre un collier neuf, des charrons qui au besoin pouvaient réparer les roues, des forgerons mâchurés qui pour enseigne avaient un fer à cheval, de petits boutiquiers qui, derrière leurs vitres, exposaient des paquets de cordelette à fouet ainsi que des chapeaux de pipe; et de petites buvettes qui avaient devant leur porte un treillage blanchi par la poussière du chemin – où venaient les charretiers siroter pour un sou leur goutte d’eau-de-vie.
Tanguant du dos, réglant leur pas sur le cahot des attelages, et saluant du fouet tout ce monde connu, les fameux charretiers marchaient arrogamment, une main à la rêne et de l’autre le fouet, avec la blouse bleue, la culotte de velours, le bonnet multicolore, la limousine au vent, aux jambes les houseaux, tantôt criant: «Hue!» tantôt criant: «Dia!» tantôt criant: «Hurhau!» Et quand la route était luisante et que le voyage allait bien et que les roues claquaient aux boîtes des moyeux, ils chantaient, au pas des bêtes et au tintement des grelots, la chanson des rouliers:
Un roulier qui est bien monté
Doit avoir des roues
De six pouces, à la Marlborough:
Ça, c’est à la mode!
Un essieu de dix empans
Et un petit bidet blanc
Pour le gouvernage
De son équipage.
Comment ne pas chanter? La voiture se payait bien: d’Arles à Lyon, sept livres par quintal… Franc d’accident, un charretier avec sa couple pouvait gagner sans peine son louis d’or par jour.
Aussi on portait beau sur les routes de France! Nos rouliers étaient glorieux. Oh! les chevaux superbes! Quels mulets! Les gaillardes bêtes! Les limoniers, les brancardiers, les cordiers, les chefs de file, tout cela était garni, harnaché à faire plaisir. Les muselières avaient des franges, les licous avaient des clochettes, les bridons avaient des houppes de toutes les couleurs. Les colliers redressaient leurs chaperons cornus; les attelles des colliers, comme de grandes pennes, tenaient en l’air la longe dans des anneaux de verre bleu; la laine des housses moutonnait sur le dos de leurs bêtes; les couvertures brodées avaient des émouchettes; les surdos, les ventrières, les croupières, les harnais, tout était contrepointé, ajusté de main de maître…
Comment n’auraient-ils pas chanté?