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III

Hélas! à la frontière, trop vite il fallut aller. La guerre, la défaite, la révolution, le siège s’amoncelèrent coup sur coup. Puis vint la Commune et son train du diable.

La folle Montelaise, éperdue là-dedans comme un oiseau dans la tempête, ivre d’ailleurs de fumée, de tourbillonnement, de popularité, leur chanta Marianne comme un petit démon. Elle aurait chanté dans l’eau; encore mieux dans le feu!

Un jour, l’émeute l’enveloppa dans la rue et l’emporta comme une paille dans le palais des Tuileries.

La populace reine se donnait une fête dans les salons impériaux. Des bras noirs de poudre saisirent Marianne – car Mme Bordas était pour eux Marianne – et la campèrent sur le trône, au milieu des drapeaux rouges.

– Chante-nous, lui crièrent-ils, la dernière chanson que vont entendre les voûtes de ce palais maudit!

Et la petite de Monteux, avec le bonnet rouge coiffant ses cheveux blonds, leur chanta… la Canaille.

Un formidable cri: «Vive la République!» suivit le dernier refrain. Seulement, une voix perdue dans la foule répondit:

– Vivo sant Gent!

La Montelaise n’y vit plus, deux larmes brillèrent dans ses yeux bleus, et elle devint pâle comme une morte.

– Ouvrez, donnez-lui de l’air! cria-t-on en voyant que le cœur lui manquait…

Ah! non, pauvre Rose! ce n’était pas l’air qui lui manquait: c’était Monteux, c’était saint Gent dans la montagne, et l’innocente joie des fêtes de Provence.

La foule, cependant, avec ses drapeaux rouges, s’écoulait en hurlant par les portails ouverts.

Sur Paris, de plus en plus, tonnait la canonnade: des bruits sombres, sinistres couraient dans les rues, de longues fusillades s’entendaient au lointain, l’odeur du pétrole vous coupait l’haleine, et quelques heures après, le feu des Tuileries montait jusqu’aux nues.

Pauvre petite Montelaise: nul n’en a plus ouï parler.

(Almanach Provençal de 1873.)

L’HOMME POPULAIRE

Le maire de Gigognan m’avait invité, l’autre année, à la fête de son village. Nous avions été sept ans camarades d’écritoire aux écoles d’Avignon, mais depuis lors, nous ne nous étions plus vus.

– Bénédiction de Dieu, s’écria-t-il en m’apercevant, tu es toujours le même: frais comme un barbeau, joli comme un sou, droit comme une quille… Je t’aurais reconnu sur mille.

– Oui, je suis toujours le même, lui répondis-je, seulement la vue baisse un peu, les tempes rient, les cheveux blanchissent et, quand les cimes sont blanches, les vallons ne sont guère chauds.

– Bah! me fit-il, bon garçon, vieux taureau fait sillon droit et ne devient pas vieux qui veut… Allons, allons dîner.

Vous savez comme on mange aux fêtes de village, et chez l’ami Lassagne, je vous réponds qu’il ne fait pas froid; il y eut un dîner qui se faisait dire «vous»: des coquilles d’écrevisses, des truites de la Sorgue, rien que des viandes fines et du vin cacheté, le petit verre du milieu, des liqueurs de toute sorte et, pour nous servir à table, un tendron de vingt ans qui… Je n’en dis pas plus.

Arrivés au dessert, nous entendons dans la rue un bourdonnement: vounvoun; vounvoun; c’était le tambourin. La jeunesse du lieu venait, selon l’usage, toucher l’aubade au consul.

– Ouvre la porte; Françonnette, cria mon ami Lassagne, va quérir les fouaces et, allons, rince les verres.

Cependant les ménétriers battaient leur tambourinade. Quand ils eurent fini, les abbés de la jeunesse, le bouquet à la veste, entrèrent dans la salle avec les tambourins, avec le valet de ville qui portait fièrement les prix des jeux au haut d’une perche, avec les farandoleurs et la foule des filles.

Les verres se remplirent de bon vin d’Alicante. Tous les cavaliers, chacun à son tour, coupèrent une corne de galette, on trinqua pêle-mêle à la santé de M. le maire, et puis, M. le maire, lorsque tout le monde eut bu et plaisanté un moment, leur adressa ces paroles:

– Mes enfants, dansez tant que vous voudrez, amusez-vous tant que vous pourrez, soyez toujours polis avec les étrangers; sauf de vous battre et de lancer des projectiles, vous avez toute permission.

– Vive monsieur Lassagne! s’écria la jeunesse.

On sortit et la farandole se mit en train. Lorsque tous furent dehors, je demandai à Lassagne:

– Combien y a-t-il de temps que tu es maire de Gigognan?

– Il y a cinquante ans, mon cher.

– Sérieusement? il y a cinquante ans?

– Oui, oui, il y a cinquante ans. J’ai vu passer, mon beau, onze gouvernements, et je ne crois pas mourir, si le bon Dieu m’aide, sans en enterrer encore une demi-douzaine.

– Mais comment as-tu fait pour sauver ton écharpe entre tant de gâchis et de révolutions?

– Eh! mon ami de Dieu, c’est là le pont aux ânes. Le peuple, le brave peuple, ne demande qu’à être mené. Seulement, pour le mener, tous n’ont pas le bon biais. Il en est qui te disent: il le faut mener raide. D’autres te disent: il le faut mener doux; et moi, sais-tu ce que je dis? il le faut mener gaiement.

«Regarde les bergers: les bons bergers ne sont pas ceux qui ont toujours le bâton levé; ce n’est pas non plus ceux qui se couchent sous un saule et dorment au talus des champs. Les bons bergers sont ceux qui, devant leur troupeau, tranquillement cheminent en jouant du chalumeau. Le bétail qui se sent libre, et qui l’est effectivement, broute avec appétit le pâturin et le laiteron. Puis lorsqu’il a le ventre plein et que vient l’heure de rentrer, le berger sur son fifre joue l’air de la retraite et le troupeau content reprend la route du bercail.

«Mon ami, je fais de même, je joue du chalumeau, mon troupeau suit.

– Tu joues du chalumeau: c’est bon à dire… Mais enfin, dans ta commune, tu as des blancs, tu as des rouges, tu as des têtus et tu as des drôles, comme partout! allons, et quand viennent les élections pour un député, par exemple, comment fais-tu?

– Comment je fais? Eh! mon bon, je laisse faire… Car, de dire aux blancs: «Votez pour la république» serait perdre sa peine et son latin, comme de dire aux rouges: «Votez pour Henri V.» autant cracher contre ce mur.

– Mais les indécis, ceux qui n’ont pas d’opinion, les pauvres innocents, toutes les bonnes gens qui louvoient où le vent les pousse?

– Ah! ceux-là, quand parfois, dans la boutique du barbier, ils me demandent mon avis:

– Tenez, leur dis-je, Bassaquin ne vaut pas mieux que Bassacan. Si vous votez pour Bassaquin, cet été vous aurez des puces; et si vous votez pour Bassacan, vous aurez des puces cet été. Pour Gigognan, voyez-vous, mieux vaut une bonne pluie que toutes les promesses que font les candidats… Ah! ce serait différent, si vous nommiez des paysans: tant que, pour députés, vous ne nommerez pas des paysans, comme cela se fait en Suède et en Danemark, vous ne serez pas représentés. Les avocats, les médecins, les journalistes, les petits bourgeois de toute espèce que vous envoyez là-haut ne demandent qu’une chose: rester à Paris autant que possible pour traire la vache et tirer au râtelier. Ils se fichent pas mal de notre Gigognan! Mais si, comme je le dis, vous, vous déléguiez des paysans, ils penseraient à l’épargne, ils diminueraient les gros traitements, ils ne feraient jamais la guerre, ils creuseraient des canaux, ils aboliraient les Droits-Réunis, et se hâteraient de régler les affaires pour s’en revenir avant la moisson… Dire pourtant qu’il y a en France plus de vingt millions de pieds-terreux et qu’ils n’ont pas l’adresse d’envoyer trois cents d’entre eux pour représenter la terre! Que risqueraient-ils d’essayer? Ce serait bien difficile qu’ils fissent plus mal que les autres!