Un autre affirmait avoir vu, à Paris, une princesse, une belle princesse qui avait un groin de porc; ses parents la promenaient d’une grande ville à l’autre et la faisaient voir, la pauvre, dans la lanterne magique et offraient des millions à celui qui l’épouserait.
– Sacré coquin de Goï! disait le vieux Brayasse, tout cela est beaucoup et tout cela n’est rien. Ce qui m’a le plus surpris, le plus épaté à Paris, je m’en vais vous le dire. Ici dans nos endroits, si quelqu’un parle français, c’est gens qui ont étudié, des bourgeois, des avocats, des commissaires de police, qui ont passé peut-être dix ans et plus dans les écoles… Mais là-haut, saprelotte! tous savent le français. Vous voyez des moutards qui n’ont pas encore sept ans, des mioches pas plus haut que ça, avec la mèche au nez, et qui parlent français comme de grandes personnes. Je ne sais comment diable ils font.
Le brave Lamouroux, au trantran des charrettes, nous en aurait conté encore. Seulement nous venions d’arriver au pont de Fourques, et au soleil levant s’épandaient devant nous, dans le delta des deux Rhônes, les immenses plaines basses de la lisière de Camargue.
Mais ce qui nous charma plus encore que le soleil (nous avions vingt-cinq ans), ce fut la jeune fille qui, comme je l’ai dit, était derrière nous accroupie avec sa mère et qui, toute riante et se débarrassant du capuce de sa mante, apparut au grand jour comme une reine de Jouvence. Un ruban zinzolin entourait gentiment sa chevelure cendrée qui regorgeait de la coiffe: un regard de sibylle quelque peu égaré, le teint délicat et clair, la bouche arquée, ouverte au rire, elle semblait une tulipe qui, le matin, sort de l’aiguail. Nous la saluâmes, ravis. Mais elle, Alarde, sans faire attention à nous:
– Mère, dit-elle, sommes-nous loin encore des Grandes Saintes?
– Ma fille, nous en sommes, peut-être bien, à neuf ou dix lieues.
– Y sera-t-il mon cadet? y sera t-il?
– Chut! mignonne.
Et avec un bâillement qui montra toutes ses dents, ses blanches dents de lait, la jouvencelle dit:
– Le temps me dure! j’ai une faim à n’y plus tenir… Dis, si nous déjeunions?
Et elle déploya aussitôt sur ses genoux un essuie-main de toile écrue; sa mère, d’un cabas sortit du pain, des figues, une orange, des dattes, un peu de cervelas et sans cérémonie se mirent à manger.
– Bon appétit leur dîmes-nous.
– Messieurs, à votre service, nous fit la gentille Alarde en plantant ses quenottes dans un grignon de pain.
– A condition, mademoiselle, que nous mêlerons nos vivres.
– Volontiers.
Mathieu, dans sa gibecière, avait apporté deux bouteilles de bon vin de la Nerthe. Il en déboucha une, et, après avoir pris chacun une bouchée, à tour de rôle, tous, Alarde, sa mère, moi, Mathien et le charretier, nous bûmes, l’un après l’autre, dans le même coco, et nous voilà en famille.
Puis pour nous déroidir, étant descendus un moment:
– Quelle est donc cette fille qui a si bonne façon? demandâmes-nous à Lamouroux.
– En la voyant, nous fit à demi-voix le charretier, vous ne diriez pas, n’est-ce pas, qu’elle a une fêlure? Et, pourtant, depuis trois mois que son «Cadet» l’a délaissée, il paraît qu’elle n’a plus, messieurs, la tête à elle.
– Quoi! cette jolie fille, abandonnée par son galant?
– Le gredin l’avait enlevée; ensuite il l’a plantée là, pour en aller voir une autre, laide comme péché, mais qui a beaucoup d’argent. Et Alarde, la fleur de notre Condamine, – vous la voyez avec sa mère, – qui la conduit aux Saintes, la distraire de son rêve ou la guérir, si c’est possible.
– Pauvre petite!
Nous arrivions aux Jasses d’Albaron, où l’on fit une halte pour faire manger les bêtes dans le drap au fourrage, devant la roue de la charrette. Les filles de Beaucaire qui étaient avec nous, leurs têtes enrubannées de toutes les couleurs vinrent pendant ce temps faire une ronde autour d’Alarde:
Au branle de ma tante Le rossignol y chante:
Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
Belle, belle Alarde, tournez-vous.
La belle s’est tournée,
Son beau l’a regardée:
Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
Belle, belle Alarde, embrassez-vous.
Et devant elle, la pauvrette partit, les bras levés, riant comme une folle et criant: Mon cadet! mon cadet! mon cadet!
Mais le ciel qui, depuis l’aube, était tacheté de nuées, se couvrait de plus en plus. Le vent de mer soufflait, faisant monter vers Arles de grands nuages lourds qui obscurcissaient peu à peu toute l’étendue céleste. Les grenouilles, les crapauds coassaient dans les marais, et la longue traînée de notre caravane s’espaçait, se perdait dans les terrains a salicornes, dans les landes salées à plaques blanchissantes, sur un chemin mouvant, bordé de tamaris à floraison rosée. La terre sentait le relent. Des volées de halbrans, des volées de sarcelles et de canards sauvages criaient en passant sur nos têtes.
– Lamouroux, demandaient les femmes, serons-nous la pluie?
– Ha! l’homme répondait, les yeux en l’air et soucieux, une fois les nuages, dit-on, firent pleuvoir.
– Eh bien! nous serons jolies, si l’averse nous prend au milieu de la Camargue!
– Vous mettrez, mes pauvres filles, les jupons sur les têtes.
Un gardien à cheval qui, le trident en main, ramenait ses taureaux noirs dispersés dans les friches, nous cria: «Vous serez mouillés!»
Les bruines commençaient; puis peu à peu la pluie s’y mit pour tout de bon, et l’eau de tomber. En rien de temps ces plaines basses furent transformées en mares. Et nous autres, assis sous la tente des charrettes, nous voyions au lointain les troupes de chevaux camargues, secouant leurs crinières et leurs longues queues flasques, gagner les levées de terre et les dunes sablonneuses. Et l’eau de tomber! La route, noyée par le déluge, devenait impraticable. Les roues s’embourbaient. Les bêtes s’arrêtaient. A la fin, à perte de vue, ce ne fut qu’un étang immense, et les charretiers dirent:
– Allons, il faut descendre! femmes, filles, à terre toutes, si vous ne voulez coucher au milieu des tamaris!
– Mais il faut donc marcher dans l’eau?
– Marchant nu-pieds, les belles, vous gagnerez le Grand Pardon: car vous en avez besoin, et vos péchés diablement pèsent!
Jeunes et vieux, filles et femmes, tout le monde descendit. Avec des rires, des cris aigus, chacun pour patauger se déchaussa et se troussa. Les charretiers prirent les enfants sur les épaules à califourchon, et Mathieu, tendant le dos à la mère du tendron de notre charretée!
– Tenez, mettez-vous là brave femme, lui fit-il, je vous porterai à la chèvre-morte.