Ajoutez à cela un fouillis de plantes aquatiques, telles que ces «massettes», cotonnées et allongées, qui sont les fleurs du typha; telles que le nénuphar qui étale, magnifique, sur la nappe de l’eau, ses larges feuilles rondes et son calice blanc; telles que le «butome» au trochet de fleurs roses, et le pâle narcisse qui se mire dans le ru, et la lentille d’eau aux feuilles minuscules, et la «langue de bœuf» qui fleurit comme un lustre, avec les «yeux de l’Enfant Jésus» qui est le myosotis.
Mais de tout ce monde-là, ce qui m’engageait le plus, c’était la fleur des «glais». C’est une grande plante qui croît au bord des eaux par grosses touffes, avec de longues feuilles cultriformes et de belles fleurs jaunes qui se dressent en l’air comme des hallebardes d’or. Il est à croire même que les fleurs de lis d’or, armes de France et de Provence, qui brillent sur le fond d’azur, n’étaient que des fleurs de glais: «fleur de lis» vient de «fleur d’iris», car le glais est un iris, et l’azur du blason représente bien l’eau où croît le glais.
Toujours est-il, qu’un jour d’été, quelque temps après la moisson, on foulait nos gerbes, et tous les gens du «mas» étaient dans l’aire à travailler. A l’entour des chevaux et des mulets qui piétinaient, ardents, autour de leurs gardiens, il y avait bien vingt hommes qui, les bras retroussés, en cheminant au pas, deux par deux, quatre par quatre, retournaient les épis ou enlevaient la paille avec des fourches de bois. Ce joli travail se faisait gaiement, en dansant au soleil, nu-pieds, sur le grain battu.
Au haut de l’aire, porté par les trois jambes d’une chèvre rustique, formée de trois perches, était suspendu le van. Deux ou trois filles ou femmes jetaient avec des corbeilles dans le cerceau du crible le blé mêlé aux balles; et le «maître», mon père, vigoureux et de haute taille, remuait le crible au vent, en ramenant ensemble les mauvaises graines au-dessus; et quand le vent faiblissait, ou que, par intervalles, il cessait de souffler, mon père, avec le crible immobile dans ses mains se retournait vers le vent, et, sérieux, l’œil dans l’espace, comme s’il s’adressait à un dieu ami, il lui disait:
– Allons, souffle, souffle, mignon!
Et le mistral, ma foi, obéissant au patriarche, haletait de nouveau en emportant la poussière; et le beau blé béni tombait en blonde averse sur le monceau conique qui, à vue d’œil, montait entres les jambes du vanneur.
Le soir venu, ensuite, lorsqu’on avait amoncelé le grain avec la pelle, que les hommes poussiéreux allaient se laver au puits ou tirer de l’eau pour les bêtes, mon père, à grandes enjambées, mesurait le tas de blé et y traçait une croix avec le manche de la pelle en disant: «Que Dieu te croisse!»
Par une belle après-midi de cette saison d’aires, – je portais encore les jupes: j’avais à peine quatre ou cinq ans – après m’être bien roulé, comme font les enfants, sur la paille nouvelle, je m’acheminai donc seul vers le fossé du Puits à roue.
Depuis quelques jours, les belles fleurs de glais commençaient à s’épanouir et les mains me démangeaient d’aller cueillir quelques-uns de ces beaux bouquets d’or.
J’arrive au fossé; doucement, je descends au bord de l’eau; j’envoie la main pour attraper les fleurs… Mais, comme elles étaient trop éloignées, je me courbe, je m’allonge, et patatras dedans: je tombe dans l’eau jusqu’au cou.
Je crie. Ma mère accourt; elle me tire de l’eau, me donne quelques claques, et, devant elle, trempé comme un caneton, me faisant filer vers le Mas:
– Que je t’y voie encore, vaurien, vers le fossé!
– J’allais cueillir des fleurs de glais.
– Oui, va, retournes-y, cueillir tes glais, et encore tes glais. Tu ne sais donc pas qu’il y a un serpent dans les herbes cachés, un gros serpent qui hume les oiseaux et les enfants, vaurien?
Et elle me déshabilla, me quitta mes petits souliers, mes chaussettes, ma chemisette, et pour faire sécher ma robe trempée et ma chaussure, elle me chaussa mes sabots et me mit ma robe du dimanche, en me disant:
– Au moins, fais attention de ne pas te salir.
Et me voilà dans l’aire; je fais sur la paille fraîche quelques jolies cabrioles; j’aperçois un papillon blanc qui voltige dans un chaume. Je cours, je cours après, avec mes cheveux blonds flottant au vent hors de mon béguin… et paf! me voilà encore vers le fossé du Puits à roue…
Oh! mes belles fleurs jaunes! Elles étaient toujours là, fières au milieu de l’eau, me faisant montre d’elles, au point qu’il ne me fut plus possible d’y tenir. Je descends bien doucement, bien doucement sur le talus; je place mes petons biens ras, bien ras de l’eau; j’envoie la main, je m’allonge’, je m’étire tant que je puis… et patatras! je me fiche jusqu’au derrière dans la vase.
Aïe! aïe! aïe! Autour de moi, pendant que je regardais les bulles gargouiller et qu’à travers les herbes je croyais entrevoir le gros serpent, j’entendais crier dans l’aire:
– Maîtresse! courez vite, je crois que le petit est encore tombé à l’eau!
Ma mère accourt, elle me saisit, elle m’arrache tout noir de la boue puante, et la première chose, troussant ma petite robe, vlan! vlan! elle m’applique une fessée retentissante.
– Y retourneras-tu, entêté, aux fleurs de glais? Y retourneras-tu pour te noyer?… Une robe toute neuve que voilà perdue, fripe-tout, petit monstre! qui me feras mourir de transes!
Et, crotté et pleurant, je m’en revins donc au Mas la tête basse, et de nouveau on me dévêtit et on me mit, cette fois, ma robe des jours de fête… Oh! la galante robe! Je l’ai encore devant les yeux, avec ses raies de velours noir, pointillée d’or sur fond bleuâtre.
Mais bref, quand j’eus ma belle robe de velours:
– Et maintenant, dis-je à ma mère, que vais-je faire?
– Va garder les gelines, me dit-elle; qu’elles n’aillent pas dans l’aire… Et toi, tiens-toi à l’ombre.
Plein de zèle, je vole vers les poules qui rôdaient par les chaumes, becquetant les épis que le râteau avait laissés. Tout en gardant, voici qu’une poulette huppée – n’est-ce pas drôle? – se met à pourchasser, savez-vous quoi? une sauterelle, de celles qui ont les ailes rouges et bleues… Et toutes deux, avec moi après, qui voulais voir la sauterelle, de sauter à travers champs, si bien que nous arrivâmes au fossé du Puits à roue!
Et voilà encore les fleurs d’or qui se miraient dans le ruisseau et qui réveillaient mon envie, mais une envie passionnée, délirante, excessive, à me faire oublier mes deux plongeons dans le fossé:
«Oh! mais, cette fois, me dis-je, va, tu ne tomberas pas!»
Et, descendant le talus, j’entortille à ma main un jonc qui croissait là; et me penchant sur l’eau avec prudence, j’essaie encore d’atteindre de l’autre main les fleurs de glais… Ah! malheur, le jonc se casse et va te faire teindre! Au milieu du fossé, je plonge la tête première.
Je me dresse comme je puis, je crie comme un perdu, tous les gens de l’aire accourent: