Bien qu’il eût huit enfants, entre lesquels six filles (qui, à l’heure des repas, se faisaient servir leur part et puis allaient manger dehors, sur le seuil de la maison, leur assiette à la main), dès qu’il y avait fête quelque part, en avant! Il partait pour trois jours avec les camarades. Il jouait, bambochait tant que duraient les écus; puis, souple comme un gant, quand les deux toiles se touchaient (1), le quatrième jour il rentrait au logis et, alors, grand’maman Nanon, une femme du bon Dieu, lui criait:
– N’as-tu pas honte, dissipateur que tu es, de manger comme ça le bien de tes filles!
(1) Quand la poche est vide.
– Hé! bonasse, répondait-il, de quoi vas-tu t’inquiéter? Nos fillettes sont jolies, elles se marieront sans dot. Et tu verras, Nanon, ma mie, nous n’en aurons pas pour les derniers.
Et, amadouant ainsi et cajolant la bonne femme, il lui faisait donner sur son douaire des hypothèques aux usuriers, qui lui prêtaient de l’argent à cinquante ou à cent pour cent, ce qui ne l’empêchait pas, quand ses compagnons de jeu venaient, de faire, avec eux, le branle devant la cheminée, en chantant tous ensemble:
Oh! la charmante vie que font les gaspilleurs!
Ce sont de braves gens,
Quand ils n’ont plus d’argent.
Ou bien ce rigaudon qui les faisait crever de rire:
Nous sommes trois qui n’avons pas le sou, – Qui n’avons pas le sou, – Qui n’avons pas le sou. – Et le compère qui est derrière, – N’a pas un denier, – N’a pas un denier.
Et quand ma pauvre aïeule se désolait de voir ainsi partir, l’un après l’autre, les meilleurs morceaux, la fleur de son beau patrimoine:
– Eh! bécasse, que pleures-tu? lui faisait mon grand-père, pour quelques lopins de terre? Il y pleuvait comme à la rue.
Ou bien:
– Cette lande, quoi! ce qu’elle rendait, ma belle, ne payait pas les impositions!
Ou bien:
– Cette friche-là? les arbres du voisin la desséchaient comme bruyère.
Et toujours, de cette façon, il avait la riposte aussi prompte que joyeuse… Si bien qu’il disait même, en parlant des usuriers:
– Eh! morbleu, c’est bien heureux qu’il y ait des gens pareils. Car, sans eux, comment ferions-nous, les dépensiers, les gaspilleurs, pour trouver du quibus, en un temps où comme on sait, l’argent est marchandise?
C’était l’époque, en ce temps-là, où Beaucaire, avec sa foire, faisait merveille sur le Rhône; il venait là du monde, soit par eau, soit par terre, de toutes les nations, jusqu’à des Turcs et des nègres.
Tout ce qui sort des mains de l’homme, toutes espèces de choses qu’il faut pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, pour l’amuser, pour l’attraper, depuis les meules de moulins, les pièces de toile, les rouleaux de drap, jusqu’aux bagues de verre portant au chaton un rat, vous l’y trouviez à profusion, à monceaux, à faisceaux ou en piles, dans les grands magasins voûtés, sous les arceaux des Halles, aux navires du port, ou bien dans les baraques innombrables du Pré.
C’était comme nous dirions, mais avec un côté plus populaire et grouillant de vie, c’était là tous les ans, au soleil de juillet, l’exposition universelle de l’industrie du Midi.
Mon grand-père Étienne, comme vous pensez bien, ne manquait pas telle occasion d’aller, quatre ou cinq jours, faire à Beaucaire ses bamboches. Donc, sous prétexte d’aller acheter du poivre, du girofle ou du gingembre avec, dans chaque poche de sa veste, un mouchoir de fil, car il prenait du tabac, et trois autres mouchoirs, en pièce, non coupés, dont en guise de ceinture il se ceignait les reins; et il flânait ainsi, tout le franc jour de Dieu, autour des bateleurs, des charlatans, des comédiens, surtout des bohémiens, lorsqu’ils discutent et se harpaillent pour le marché et marchandage de quelque bourrique maigre.
Un délicieux régal pour lui: Polichinelle avec Rosette! Il y était toujours plus neuf et ravi, bouche bée, il y riait comme un pauvre aux pantalonnades et aux coups de batte qui pleuvaient là sans cesse sur le propriétaire et sur le commissaire. A ce point les filous (et imaginez-vous si, à Beaucaire, ils pullulaient!) lui tiraient chaque année, tout doucement, l’un après l’autre, sans qu’il se retournât, tous ses mouchoirs; et quand il n’en avait plus, chose qu’il savait d’avance, il dénouait sa ceinture, sans plus de chagrin que ça, et s’en torchait le nez. Mais, quand il rentrait à Maillane, avec le nez tout bleu, – de la teinture des mouchoirs, des mouchoirs neufs qui avaient déteint:
– Allons, lui disait ma grand’mère, on t’a encore volé tes mouchoirs.
– Qui te l’a dit? faisait l’aïeul.
– Pardi, tu as le nez tout bleu: tu t’es mouché avec ta ceinture.
– Bah! je n’en ai pas regret, répondait le bon humain; ce Polichinelle m’a tant fait rire!
Bref, quand ses filles (et ma mère en était une) furent d’âge à se marier, comme elles n’étaient pas gauches, ni bien désagréables, les galants, malgré tout, vinrent tout de même à l’appeau. Seulement, quand les pères disaient à mon aïeul:
– Autrement, le cas échéant, combien faites-vous à vos filles?
– Combien je fais à mes filles? répondait maître Étienne, tout rouge de colère; ô graine d’imbécile, c’est dommage! A ton gars je donnerais une belle gouge, tout élevée, toute nippée, et j’y ajouterais encore des terres et de l’argent! Qui ne veut pas mes filles telles quelles, qu’il les laisse… Dieu merci, à la huche de maître Étienne il y a du pain.
Or, n’est-il pas vrai que les filles du grand-père furent prises, toutes les six, rien que pour leurs beaux yeux, et même qu’elles firent toutes de bons mariages? Fille jolie, dit le proverbe, porte sur le front sa dot.
Mais je ne veux pas quitter la prime fleur de mon enfance sans en cueillir encore un tout petit bouquet.
Derrière le Mas du Juge, c’est l’endroit où je suis né, il y avait le long du chemin un fossé qui menait son eau à notre vieux Puits à roue. Cette eau n’était pas profonde, mais elle était claire et riante, et, quand j’étais petit, je ne pouvais m’empêcher, surtout les jours d’été, d’aller jouer le long de sa rive.
Le fossé du Puits à roue! Ce fut le premier livre où j’appris, en m’amusant, l’histoire naturelle. Il y avait là des poissons, épinoches ou carpillons, qui passaient par bandes et que j’essayais de pêcher dans un sachet de canevas, qui avait servi à mettre des clous et que je suspendais au bout d’un roseau. Il y avait des demoiselles vertes, bleues, noiraudes, que doucement, tout doucement, lorsqu’elles se posaient sur les typhas, je saisissais de mes petits doigts, quand elles ne s’échappaient pas, légères, silencieuses, en faisant frissonner le crêpe de leurs ailes; il y avait des «notonectes», espèces d’insectes bruns avec le ventre blanc, qui sautillent sur l’eau et puis remuent leurs pattes à la façon des cordonniers qui tirent le ligneul. Ensuite des grenouilles, qui sortaient de la mousse une échine glauque, chamarrée d’or, et qui, en me voyant, lestement faisaient leur plongeon; des tritons, sorte de salamandres d’eau, qui farfouillaient dans la vase; et de gros escarbots qui rôdaient dans les flaches et qu’on nommait des «mange-anguilles».