«J’ai toujours ouï dire qu’un soir, à la veillée, mon pauvre oncle Cadet, en allant se coucher, vit, dans le clair de lune, une espèce de chat noir qui traversait la rue. Lui, sans penser à mal, lui lance un coup de pierre… Mais le chat, se retournant, dit à notre oncle, avec un mauvais regard:
«- Tu as touché Robert!
«Quelles singulières choses! Aujourd’hui, tout cela a l’air de songeries: personne n’en parle plus; et, pourtant, il fallait bien qu’il y eût quelque chose, puisque tous en avaient peur.
«Et, ajoutait Renaude, il y en avait bien d’autres, de ces êtres étranges, qui, depuis, ont disparu. Il y avait la Chauche-Vieille, qui, la nuit, s’accroupissait 1à sur votre poitrine et vous ôtait le souffle. Il y avait la Garamaude, y avait le Folleton, il y avait le Loup-Garou, il y avait le Tire-Graisse, il y avait… Que sais-je, moi?…
«Mais tiens, je l’oubliais: et l’Esprit Fantastique! Celui-là, on ne peut pas dire qu’il n’ait pas existé: je l’ai entendu et vu. Il hantait notre écurie. Feu mon père (devant Dieu soit-il!) une fois sommeillait dans le grenier à foin. Tout à coup, il entend là-bas ouvrir la porte. Il veut regarder d’une fente, une fente de la fenêtre, et sais-tu ce qu’il voit? Il voit nos bêtes, le mulet, la mule, l’âne, la jument et le petit poulain qui, fort bien couplés ensemble, s’en allaient, sous la lune, boire à l’abreuvoir, tout seuls. Mon père comprit vite, car il n’était pas neuf à pareille hantise, que c’était le Fantastique qui les conduisait boire. Il se recoucha et ne dit mot… Mais, le lendemain matin, il trouva l’écurie ouverte à deux battants.
«Ce qui attire le Fantastique dans les étables, c’est, dit-on, les grelots; le bruit des grelots le fait rire, rire, tel qu’un enfant d’un an, lorsqu’on agite le hochet. Mais il n’est pas méchant, il s’en faut de beaucoup; il est capricieux et se plaît à faire des niches. S’il est de bonne humeur, il vous étrillera vos bêtes, il leur tresse la crinière, il leur met de la paille blanche, il nettoie leur mangeoire… il est même à remarquer que, là où est le Fantastique, il y a toujours une bête mieux portante que les autres, parce que le farfadet l’a prise en grâce par caprice, et alors, dans la nuit, il va et vient dans la crèche et lui soutire le foin des autres.
«Mais, par mégarde et par hasard, si, dans votre écurie, vous dérangez quelque chose contre sa volonté, aïe, aïe, aïe! la nuit suivante, il fait un sabbat de malédiction. Il embrouille la queue des bêtes, il leur entortille les pieds dans leurs chevêtres et licous; il renverse, patatras! l’étagère des colliers; il remue, dans la cuisine, la poêle et la crémaillère; enfin, il tarabuste de toutes les manières… Tellement qu’une fois, mon père, ennuyé de tout ce vacarme, dit:
«- Il faut en finir!
«Il prend, à cette fin, un picotin de vesces, monte au fenil, éparpille la menue graine dans le foin et dans la paille et crie au Fantastique:
«- Fantastique, mon ami! tu me trieras, une par une, ces graines de pois gris.
«Or, l’Esprit Fantastique, qui se complaît aux minuties et qui aime que tout soit bien rangé en ordre, se mit, à ce qu’il paraît, à trier les pois gris; et de vétiller, Dieu sait! car nous trouvâmes de petits tas un peu partout, dans le grenier… Mais (mon père le savait) ce travail méticuleux à la fin l’ennuya, et il détala du fenil, et jamais nous ne le revîmes.
«Si! car, pour achever, moi, je le vis encore une fois. Imagine-toi qu’un jour (je pouvais avoir onze ans), je revenais du catéchisme. Passant près d’un peuplier, j’entendis rire à la cime de l’arbre: je lève la tête, je regarde, et tout en haut du peuplier, j’aperçois l’Esprit Fantastique qui, en riant dans le feuillage, me faisait signe de grimper… Ah! je te demande un peu! Pas pour un cent d’oignons je n’y aurais grimpé; je déguerpis comme une folle et depuis, ç’a été fini.
«C’est égal, je t’assure que quand venait la nuit et qu’autour de la lampe on racontait de ces choses, nous ne risquions pas de sortir! Oh! pauvres petites, quelle frayeur! Puis, pourtant, nous devînmes grandes; arriva, comme on sait, le temps des amoureux; et alors, à la veillée, les garçons nous criaient:
«- Allons, venez, les filles! Nous ferons, à la lune, un tour de farandole.
«- Pas si sottes! répondions-nous. Si nous allions rencontrer l’Esprit Fantastique ou la Poule Blanche…
«- Ho! nigaudes, nous disaient-ils, vous ne voyez donc pas que ce sont là des contes de mère-grand l’aveugle! N’ayez pas peur, venez, nous vous tiendrons compagnie.
«Et c’est ainsi que nous sortîmes et, peu à peu, ma foi, en causant avec les gars, – les garçons de cet âge, tu sais, n’ont pas de bon sens, ils ne disent que des bêtises et vous font rire par foroe, – peu à peu, peu à peu, nous n’eûmes plus de peur… Et depuis lors, te dis-je, je n’ai plus ouï parler de ces hantises de nuit.
«Depuis lors, il est vrai, nous avons eu assez d’ouvrage pour nous ôter l’ennui. Telle que tu me vois, j’ai eu, moi, onze enfants, que j’ai tous menés à bien, et, sans compter les miens, j’en ai nourri quatorze!
«Ah! va, quand on n’est pas riche et qu’on a tant de marmaille, qu’il faut emmailloter, bercer, allaiter, ébrener, c’est un joli son de musette!»
– Allons, tante Renaude, le bon Dieu vous maintienne.
– Oh! à présent, nous sommes mûrs; il viendra nous cueillir quand il voudra.
Et, avec son mouchoir, la vieille se chassa les mouches; et, abaissant la tête, elle se reblottit tranquille pour boire son soleil.
CHAPITRE IV: L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE
Vagabondage par les champs. – Les bestioles du bon Dieu. – La vieille de Papeligosse. – Les bohémiens. – Le tonneau du loup: rêve.
Vers les huit ans, et pas plus tôt, – avec mon sachet bleu pour y porter mon livre, mon cahier et mon goûter, – on m’envoya à l’éco1e…, pas plus tôt, Dieu merci! Car, en ce qui a trait à mon développement intime et naturel, à l’éducation et trempe de ma jeune âme de poète, j’en ai plus appris, bien sûr, dans les sauts et gambades de mon enfance populaire que dans le rabâchage de tous les rudiments.
De notre temps, le rêve de tous les polissons qui allions à l’école était de faire un plantié. Celui qui en avait fait un était regardé par les autres comme un lascar, comme un loustic, comme un luron fieffé!
Un plantié désigne, en Provence, l’escapade que fait l’enfant loin de la maison paternelle, sans avertir ses parents et sans savoir où il va. Les petits Provençaux font cette école buissonnière lorsque, après quelque faute, quelque grave méfait, quelque désobéissance, ils redoutent, pour leur rentrée au logis, quelque bonne rossée.
Donc, sitôt pressentir ce qui leur pend à l’oreille, mes péteux plantent là l’école et père et mère; advienne que pourra, ils partent à l’aventure et vive la liberté!
C’est chose délicieuse, incomparable, à cet âge, de se sentir maître absolu, la bride sur le cou, d’aller partout où l’on veut et en avant dans les garrigues! et en avant aux marécages et en avant par la montagne!