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– Où allez-vous si tard, petits?

– Nous allons au-devant des Rois!

Et la tête en arrière, fiers comme jeune coqs, en riant, en chantant, en courant à cloche-pied ou en faisant des glissades, nous allions devant nous sur le chemin blanchâtre, balayé par le vent.

Puis, le jour déclinait. Le clocher de Maillane disparaissait derrière les arbres, derrière les grands cyprès aux pointes noires; et la campagne, vaste et nue, s’épandait au lointain… Nous portions nos regards si loin que nous pouvions, à perte de vue, mais en vain! Rien ne se montrait à nous, hormis quelque faisceau d’épines emporté dans les chaumes par le vent. Comme les soirs d’hiver et de janvier, tout était triste, souffreteux et muet.

Quelquefois, cependant, nous rencontrions un berger qui, plié dans sa cape, venait de faire paître ses brebis.

– Mais où allez-vous, enfants si tard?

– Nous allons au-devant des Rois… Ne pourriez-vous pas nous dire s’ils sont encore bien loin?

– Ah! oui, les Rois? c’est vrai… Ils sont là derrière qui viennent; vous allez bientôt les voir.

Et de courir, et de courir, à la rencontre des Rois avec nos gâteaux, nos petites galettes, et les poignées de foin pour les chameaux.

Puis, le jour défaillait. Le soleil, obstrué par un nuage énorme, s’évanouissait peu à peu. Les babils folâtres calmaient un brin. La bise fraîchissait et les plus courageux marchaient en retenant.

Tout à coup:

– Les voilà!

Un cri de joie folle partait de toutes les bouches… et la magnificence de la pompe royale éblouissait nos yeux. Un rejaillissement, un triomphe de couleurs splendides, fastueuses, enflammait, embrasait la zone du couchant; de gros lambeaux de pourpre flamboyaient; et d’or et de rubis, une demi-couronne, dardant un cercle de long rayons au ciel, illuminait l’horizon.

– Les Rois! les Rois! voyez leur couronne! voyez leurs manteaux! voyez leurs drapeaux! et leur cavalerie et les chameaux qui viennent!

Et nous demeurions ébaubis… Mais bientôt cette splendeur, mais bientôt cette gloire, dernière échappée du soleil couchant, se fondait, s’éteignait peu à peu dans les nues; et, penauds, bouche béante, dans la campagne sombre, nous nous trouvions tout seuls:

– Où ont passé les Rois?

– Derrière la montagne.

La chevêche miaulait. La peur nous saisissait; et, dans le crépuscule, nous retournions confus, en grignotant les gâteaux, les galettes et les figues, que nous apportions pour les Rois.

Et quand nous arrivions, ensuite, à nos maisons:

– Eh bien! les avez-vous vu? nos mères nous disaient.

– Non, ils ont passé en delà, de l’autre côté de la montagne.

– Mais quel chemin avez-vous pris?

– Le Chemin Arlatan…

– Ah! mes pauvres agneaux! Les Rois ne viennent pas de là. C’est du Levant qu’ils viennent. Pardi, il vous fallait prendre le vieux Chemin de Rome… Ah! comme c’était beau, si vous aviez vu, si vous aviez vu, lorsqu’ils sont entrés dans Maillane! Les tambours, les trompettes, les pages, les chameaux, quel vacarme, bon Dieu!… Maintenant, ils sont à l’église, où ils font leur adoration. Après souper, vous irez les voir.

Nous soupions vite, – moi, chez ma mère-grand Nanan; puis, nous courions à l’église… Et, dans l’église pleine, dès notre entrée, l’orgue, accompagnant le chant de tout le peuple, entamait, lentement, puis déployait, formidable, le superbe noël:

Ce matin,

J’ai rencontré le train

De trois grands Rois qui allaient en voyage,

Ce matin,

J’ai rencontré le train

De trois grands Rois dessus le grand chemin.

Nous autres, affolés, nous nous faufilions, entre les jupons des femmes, jusques à la chapelle de la Nativité, et là, suspendue sur l’autel, nous voyions la Belle Étoile! nous voyions les trois Rois Mages, en manteaux rouge, jaune, et bleu, qui saluaient l’Enfant Jésus: le roi Gaspard avec sa cassette d’or, le roi Melchior avec son encensoir et le roi Balthazar avec son vase de myrrhe! Nous admirions les charmants pages portant la queue de leurs manteaux traînants; puis, les chameaux bossus qui élevaient la tête sur l’âne et le bœuf; la Sainte Vierge et saint Joseph; puis, tout autour, sur une petite montagne en papier barbouillé, les bergers, les bergères, qui apportaient des fouaces, des paniers d’œufs, des langes; le meunier, chargé d’un sac de farine; la bonne vieille qui filait; l’ébahi qui admirait; le gagne-petit qui remoulait; l’hôtelier ahuri qui ouvrait sa fenêtre, et, bref, tous les santons qui figurent à la Crèche. Mais c’était le Roi Maure que nous regardions le plus.

Maintes fois, depuis lors, il m’est arrivé, quand viennent les Rois, d’aller me promener, à la chute du jour, dans le Chemin d’Arles. Le rouge-gorge et le troglodyte continuent d’y voleter le long des haies d’aubépine. Toujours quelque pauvre vieux y cherche, comme jadis, des escargots dans l’herbe et la chevêche toujours y miaule; mais, dans les nuées du couchant, je n’y vois plus la gloire, ni la couronne des vieux Rois.

– Où ont passé les Rois?

– Derrière la montagne.

Hélas! mélancolie, tristesse des choses vues, autrefois dans la jeunesse! Si grand, si beau que fût le paysage connu, quand nous voulons le revoir, quand nous voulons y retourner, il y manque toujours, toujours quelqu’un ou quelque chose!

Oh! vers les plaines de froment

Laissez-moi me perdre pensif,

Dans les grands blés pleins de ponceaux

Où, petit gars, je me perdais!

Quelqu’un me cherche, de touffe en touffe,

En récitant son angélus;

Et, chantantes, les alouettes,

Moi, je les suis dans le soleil…

Ah! pauvre mère, beau cœur aimant,

Je ne t’entendrai plus, criant mon nom!

(Iles d’Or).

Qui me rendra le délice, le bonheur idéal de mon âme ignorante, quand, telle qu’une fleur, elle s’ouvrait toute neuve, aux chansons, aux sornettes, aux complaintes, aux fabliaux, que ma mère en filant, cependant que j’étais blotti sur ses genoux, me disait, me chantait, en douce langue de Provence: le Pater des Calendes, Marie-Madeleine la Pauvre Pécheresse, le Mousse de Marseille, la Porcheronne, le Mauvais Riche, et tant d’autres récits, légendes et croyances de notre race provençale, qui bercèrent mon jeune âge d’un balancement de rêves et de poésie émue! Après le lait que m’avait donné son sein, elle me nourrissait, la sainte femme, ainsi avec le miel des traditions et du bon Dieu.

Aujourd’hui, avec l’étroitesse du système brutal qui ne veut plus tenir compte des ailes de l’enfance, des instincts angéliques de l’imagination naissante, de son besoin de merveilleux, – qui fait les saints et les héros, les poètes et les artistes, – aujourd’hui, dès que l’enfant naît, avec la science nue et crue on lui dessèche cœur et âme… Eh! pauvres lunatiques! avec l’âge et l’école, surtout l’école de la vie vécue, on ne l’apprend que trop tôt, la réalité mesquine et la désillusion analytique, scientifique, de tout ce qui nous enchanta.