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Chantant ensemble, pêle-mêle, le cantique de saint Gent, – qui, du reste, est superbe, puisque Gounod en a mis l’air dans l’opéra de Mireille, – nous traversions de nuit, au bruit des coups de fouet, les villages endormis, et le lendemain soir, par là, vers les quatre heures, nous arrivions en foule au cri de: «Vive saint Gent!», dans la gorge du Bausset.

Et là, sur les lieux mêmes, où l’ermite vénéré avait passé sa pénitence, les vieux, avec animation, racontaient aux jeunes gens ce qu’ils avaient entendu dire:

– Gent, disait-il, était comme nous un enfant de paysans, un brave gars de Monteux, qui, à l’âge de quinze ans, se retira dans le désert, pour se consacrer à Dieu. Il labourait la terre avec deux vaches. Un jour, un loup lui en saigna une. Gent attrapa le loup, l’attela à sa charrue, et le fit labourer, sous le joug, avec l’autre vache. Mais à Monteux, depuis que Gent était parti, il n’avait pas plu de sept ans, et les Montelais dirent à la mère de Gent:

– Imberte, il faut aller à la recherche de votre fils, parce que, depuis son départ, il n’est plus tombé une goutte d’eau.

Et la mère de Gent, à force de chercher, à force de crier, trouva enfin son gars, là où nous sommes à présent, dans la gorge du Bausset, et, comme sa mère avait soif, Gent, pour la faire boire, planta deux de ses doigts dans le roc escarpé, et il en jaillit deux fontaines: une de vin et l’autre d’eau. Celle du vin est tarie, mais celle de l’eau coule toujours, – et c’est la main de Dieu pour les mauvaises fièvres.

On va, deux fois par an, à l’ermitage de Saint-Gent. D’abord, au mois de mai, où les Montelais, ses compatriotes, emportent sa statue de Monteux au Bausset, pèlerinage de trois lieues, qui se fait à la course, en mémoire et symbole de la fuite du saint.

Voici la lettre enthousiaste qu’Aubanel m’écrivait, un an qu’il y était allé (1886):

«Mon cher ami, avec Grivolas, nous arrivons de Saint-Gent. C’est une fête étonnante, admirable, sublime; ce qui est d’une poésie inouïe, ce qui m’a laissé dans l’âme une impression délicieuse, c’est la course nocturne des porteurs de saint Gent. Le maire nous avait donné une voiture et nous avons suivi ce pèlerinage dans les champs, les bois et les rochers au clair de lune, au chant des rossignols, depuis huit heures du soir, jusqu’à minuit et demi. C’est saisissant: et mystérieux; c’est étrange et beau à faire pleurer. Ces quatre enfants en culotte et en guêtres nankin, courant comme des lièvres, volant comme des oiseaux, précédés d’un homme à cheval galopant et tirant des coups de pistolet; les gens des fermes venant sur les chemins au passage du saint; les hommes, les femmes, les enfants et les vieux, arrêtant les porteurs, baisant la statue, criant, pleurant, gesticulant; et puis, lorsqu’on repart toujours vite, les femmes qui leur crient:

«- Heureux voyage! garçons!

«Et les hommes qui ajoutent:

«- Le grand saint Gent vous maintienne la force!

«- Et de courir encore, de courir à perdre haleine.

Oh! ce voyage dans la nuit, cette petite troupe partant à la garde de Dieu et de saint Gent, et s’enfonçant dans les ténèbres, dans le désert, pour aller je ne sais où, tout cela, je te le redis, est d’une poésie si profonde et si grande qu’elle vous laisse une impression ineffaçable.»

Le second pèlerinage de Saint Gent est en septembre, et c’est celui où nous allâmes. Comme saint Gent, en somme, n’a été canonisé que par la voix du peuple, les prêtres y viennent peu, les bourgeois encore moins; mais le peuple de la glèbe, dans ce bon saint tout simple qui était de son terroir, qui parlait comme lui, qui, sans temps de longueurs, lui envoie la pluie, lui guérit ses fièvres, le peuple reconnaît sa propre déification et son culte pour lui est si fervent que, dans l’étroite gorge où la légende vit, on a vu, quelquefois, jusqu’à vingt mille pèlerins.

La tradition dit que saint Gent couchait la tête en bas, les pieds en haut, dans un lit de pierre; et tous les pèlerins, dévotement, gaiement, font l’arbre fourchu au lit de saint Gent, qui est une auge dressée; – les femmes mêmes le font aussi, en se tenant, de l’une à l’autre, les jupes décemment serrées.

Nous fîmes l’arbre fourchu dans le lit, comme les autres; nous allâmes, avec ma mère, voir le Fontaine du Loup et la Fontaine de la Vache; et ensuite, entourés de quelques vieux noyers, la chapelle de saint Gent, où se trouve son tombeau et le «rocher affreux», comme dit le cantique, d’où sort, pour les fiévreux, la miraculeuse source.

Or, émerveillé de tous ces récits, de toutes ces croyances, de toutes ces visions, moi donc, l’âme enivrée par la vue de l’endroit, par la senteur des plantes, – encore embaumées, semblait-il, de l’empreinte des pieds du saint, avec la belle foi de ma douzième année, je m’abreuvai au jet d’eau; et (dites ce qu’il vous plaira), à partir de là, je n’eus plus de fièvre. Ne vous étonnez pas si la fille du félibre, si la pauvret Mireille, perdue dans la Crau, mourante de soif, se recommande au bon saint Gent.

O bel et jeune laboureur

qui attelâtes à votre charrue

le loup de la montagne, etc.

(Mireille, chant VIII.)

Souvenir de jeunesse qu’il m’est doux encore de me remémorer.

A mon retour en Avignon eut lieu, pour nous faire poursuivre nos classes, une combinaison nouvelle. Tout en restant pensionnaires chez le gros M. Millet, on nous menait, deux fois par jour, au Collège Royal, pour y suivre comme externes les cours universitaires, et c’est dans ce lycée et de cette façon que, dans cinq ans (de 1843 à 1847), je terminai mes études.

Nos maîtres du collège n’étaient pas, comme aujourd’hui, de jeunes normaliens stylés et élégants. Nous avions encore, dans leurs chaires, les vieux barbons sévères de l’ancienne Université: en quatrième, par exemple, le brave M. Blanc, ancien sergent-major de l’époque impériale, qui, lorsque nos réponses étaient insuffisantes, ex abrupto nous lançait par la tête les bouquins qu’il avait en main; en troisième, M. Monbet, au parler nasillard (il conservait, sur sa cheminée dans un bocal d’eau-de-vie, un fœtus de sa femme); en seconde, M. Lamy, un classique rageur, qui avait en horreur le renouveau de Victor Hugo; enfin, en rhétorique, un rude patriote appelé M. Chanlaire, qui détestait les Anglais, et qui, ému, nous déclamait, en frappant sur son pupitre, les chants guerriers de Béranger.

Je me vois encore, un an, à la distribution des prix dans l’église du collège, avec tout le beau monde d’Avignon qui l’emplissait. J’avais, cette année-là, et je ne sais comment, remporté tous les prix, même celui d’excellence. Chaque fois qu’on me nommait, j’allais chercher, timide, aux mains du proviseur, le beau livre de prix et la couronne de laurier puis, traversant la foule et ses applaudissements, je venais jeter ma gloire dans le tablier de ma mère; et tous considéraient d’un regard curieux, d’un regard étonné, cette belle Provençale qui, dans son cabas de jonc, entassait avec bonheur, mais digne et calme, les lauriers de son fils; puis au Mas, pour les conserver, sic transit gloria mundi, nous mettions lesdits lauriers sur la cheminée, derrière les chaudrons.