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L’oncle Bénoni était un frère de ma mère et le plus jeune de la lignée. Brun, maigre, délié, il avait le nez retroussé et deux yeux noirs comme du jais. Arpenteur de son état, il passait pour paresseux, et même il s’en vantait. Mais il avait trois passions: la danse, la musique et la plaisanterie.

Il n’y avait pas, dans Maillane, de plus charmant danseur, ni de plus jovial. Quand, dans «la salle verte», à la Saint-Eloi ou à la Sainte-Agathe, il faisait la contredanse avec Jésette le lutteur, les gens, pour lui voir battre les ailes de pigeon, se pressaient à l’entour. Il jouait, plus ou moins bien, de toutes sortes d’instruments: violon, basson, cor, clarinette; mais c’est au galoubet qu’il s’était adonné le plus. Il n’avait pas son pareil, au temps de sa jeunesse, pour donner des aubades aux belles ou pour chanter des réveillons dans les nuits du mois de mai. Et, chaque fois qu’il y avait un pèlerinage à faire, à Notre-Dame-de-Lumière, à Saint-Gent, à Vaucluse ou aux Saintes-Maries, qui en était le boute-en-train et qui conduisait la charrette? Bénoni, toujours dispos et toujours enchanté de laisser son labeur, son équerre et sa maison pour aller courir le pays.

Et l’on voyait des charretées de quinze ou vingt fillettes qui partaient en chantant:

A l’honneur de saint Gent.

Ou

Alix, ma bonne amie,

Il est temps de quitter

Le monde et ses intrigues,

Avec ses vanités.

Ou bien:

Les trois Maries,

Parties avant le jour,

S’en vont adorer le Seigneur.

Avec mon oncle, assis sur le brancard de la charrette, qui les accompagnait avec son galoubet, et chatouille-toi et chatouille-moi, en avant les caresses, les rires et les cris tout le long du chemin!

Seulement, dans la tête, il s’était mis une idée assez extraordinaire: c’était, en se mariant, de prendre une fille noble.

– Mais les filles nobles, lui objectait-on, veulent épouser des nobles, et jamais tu n’en trouveras.

– Hé! ripostait Bénoni, ne sommes-nous pas nobles, tous, dans la famille? Croyez-vous que nous sommes des manants comme vous autres? Notre aïeul était émigré; il portait le manteau doublé de velours rouge, les boudes à ses souliers, les bas de soie.

Il fit tant, tourna tant, que, du côté de Carpentras, il entendit dire, un jour, qu’il y avait une famille de noblesse authentique, mais à peu près ruinée, où se trouvaient sept filles, toutes à marier. Le père, un dissipateur, vendait un morceau de terre tous les ans à son fermier, qui finit même par attraper le château. Mon brave oncle Bénoni s’attifa, se présenta, et l’aînée des demoiselles, une fille de marquis et de commandeur de Malte, qui se voyait en passe de coiffer sainte Catherine, se décida à l’épouser. C’est sur la donnée de ces nobles comtadins, tombés dans la roture, qu’un romancier Carpentrassien, Henri de la Madeleine, a fait son joli roman: la Fin du Marquisat d’Aurel. (Paris, Charpentier, 1878.)

J’ai dit que mon oncle était paresseux. Quand, vers milieu du jour, il allait à son jardin, pour bêcher ou reterser, il portait toujours son flûteau. Bientôt, il jetait son outil, allait s’asseoir à l’ombre et essayait un rigaudon. Les filles qui travaillaient dans les champs d’alentour accouraient vite à la musique et, aussitôt, il leur faisait danser la saltarelle.

En hiver, rarement il se levait avant midi.

– Eh! disait-il, bien blotti, bien chaud dans votre lit, où pouvez-vous être mieux?

– Mais, lui disions-nous, mon oncle, ne vous y ennuyez-vous pas?

– Oh! jamais. Quand j’ai sommeil, je dors; quand je n’ai plus sommeil, je dis des psaumes pour les morts.

Et, chose singulière, cet homme guilleret ne manquait pas un enterrement. Après la cérémonie, il demeurait toujours le dernier au cimetière, d’où il s’en revenait seul, en priant pour les siens et pour les autres, ce qui ne l’empêchait pas de répéter, chaque fois, cette bouffonnerie:

– Un de plus, charrié à la Cité du Saint-Repos!

Il dut bien, à son tour, y aller aussi. Il avait quatre-vingt-trois ans, et le docteur, ayant laissé entendre à la famille qu’il n’y avait plus rien à faire:

– Bah! répondit Bénoni, à quoi bon s’effrayer! il n’en mourra que plus malade.

Et, comme il avait son flûteau sur sa table de nuit:

– Que faites-vous de ce fifre-là, mon oncle? lui demandai-je, un jour que je venais le voir.

– Ces nigauds, me dit-il, m’avaient donné une sonnette pour que je la remue quand j’aurais besoin de tisane. Ne vaut-il pas mieux mon fifre? Sitôt que je veux boire, au lieu d’appeler ou de sonner, je prends mon fifre et je joue un air.

Si bien qu’il mourut son flûteau en main, et qu’on le lui mit dans son cercueil, chose qui donna lieu, le lendemain de sa mort, à l’histoire que voici:

A la filature de soie, – où allaient travailler les filles de Maillane, le lendemain du jour où l’oncle fut mis en terre, – une jeune luronne, le matin, en entrant, fit d’un air effaré, aux autres jeunes filles:

– Vous n’avez rien entendu, fillettes, cette nuit?

– Non, le mistral seulement… et le chant de la chouette…

– Oh! écoutez: nous autres, mes belles, qui habitons du cote du cimetière, nous n’avons pas fermé l’œil. Figurez- vous qu’à minuit sonnant, le vieux Bénoni a pris son flûteau (qu’on avait mis dans son cercueil); il est sorti de sa fosse et s’est mis à jouer une farandole endiablée. Tous les morts se sont levés, ont porté leurs cercueils au milieu du Grand Clos, les ont, pour se chauffer, allumés au feu Saint-Elme, et ensuite, au rigaudon que jouait Bénoni, ils ont dansé un branle fou, autour du feu, jusqu’à l’aurore.

Donc, avec l’oncle Bénoni, que vous connaissez maintenant, avec ma mère et mes trois tantes, nous nous étions mis en route pour la ville d’Avignon. Vous connaissez peut-être la façon des villageois, lorsqu’ils vont quelque part en troupe: tout le long, au trantran de notre véhicule, ce furent qu’exclamations et observations diverses au sujet des plantations, des luzernes, des blés, des fenouils, des semis, que la charrette côtoyait.

Quand nous passâmes dans Graveson, – où l’on voit un beau clocher, tout fleuronné d’artichauts de pierre:

– Vois, petit, cria mon oncle, les nombrils des Gravesonais, les vois-tu cloués au clocher?

Et de rire et de rire, de cette facétie qui égaie les Maillanais depuis sept ou huit cents ans, facétie à laquelle les Gravesonais répliquent par une chanson qui dit:

A Graveson, avons un clocher…

Ceux qui le voient disent qu’il est bien droit!

Mais, à Maillane, leur clocher est rond;

C’est une cage pour moineaux; dit-on.