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Et l’on m’égrenait ainsi, les uns après les autres, les racontages coutumiers de la route d’Avignon: le pont de la Folie où les sorciers faisaient le branle, la Croisière où l’on arrêtait parfois à main armée, et la Croix de la Lieue et le Rocher d’Aiguille.

Enfin, nous arrivâmes aux sablières de la Durance; les grandes eaux, un an avant, avaient emporté le pont, et il fallait passer la rivière avec un bac. Nous trouvâmes là, qui attendaient leur tour, une centaine de charrettes. Nous attendîmes comme les autres, une couple d’heures, au marchepied; puis, nous nous embarquâmes, après avoir chassé, en lui criant: «Au Mas» le Juif, notre gros chien, qui nous avait suivis.

Il était plus de midi quand nous fûmes en Avignon. Nous allâmes établer, comme les gens de notre village, à l’Hôtel de Provence, une petite auberge de la place du Corps-Saint; et, le reste du jour, on alla bayer par la ville.

– Voulez-vous, dit mon oncle, que je vous paie la comédie? Ce soir, on joue Maniclo où Lou Groulié bèl esprit avec l’Abbaye de Castro.

– Ho! reprîmes-nous tous, il faut aller voir Maniclo.

C’était la première fois que j’allais au théâtre, et l’étoile voulût qu’on donnât, ce jour-là, une comédie provençale. A l’Abbaye de Castro, qui était un drame sombre, on ne comprit pas grand’chose. Mais mes tantes trouvèrent que Maniclo, à Maillane, était beaucoup mieux joué. Car, en ce temps, dans nos villages, il s’organisait, l’hiver, des représentations comiques et tragiques. J’y ai vu jouer, par nos paysans, la Mort de César, Zaïre et Joseph vendu par ses frères. Ils se faisaient des costumes avec les jupes de leurs femmes et les couvertures de leur lit. Le peuple, qui aime la tragédie, suivait, avec grand plaisir, la déclamation morne de ces pièces en cinq actes. Mais on jouait aussi l’Avocat Pathelin, traduit en provençal, et diverses comédies du répertoire marseillais, telles que Moussu Just, Fresquerio ou la Co de l’Ai, Lou Groulié bèl esprit et Misè Galineto. C’était toujours Bénoni le directeur de ces soirées, où, avec son violon, en dodelinant de la tête, il accompagnait les chants. Vers l’âge de dix-sept ans, il me souvient d’avoir rempli un rôle dans Galineto et dans la Co de l’Ai, et même d’y avoir eu, devant mes compatriotes, assez d’applaudissements.

Mais bref: le lendemain, après avoir embrassé ma mère et le cœur gros comme un pois qui aurait trempé neuf jours, il fallut s’enfermer dans la rue Pétramale, au pensionnat Millet. M. Millet était un gros homme, de haute taille, aux épais sourcils, à figure rougeaude, mal rasé et crasseux, en plus, des yeux de porc, des pieds d’éléphant, et de vilains doigts carrés qui enfournaient sans cesse la prise dans son nez. Sa chambrière, Catherine, montagnarde jaune et grasse, qui nous faisait la cuisine, gouvernait la maison. Je n’ai jamais tant mangé de carottes comme là, des carottes au maigre en une sauce de farine. Dans trois mois, pauvre petit, je devins tout exténué.

Avignon, la prédestinée, où devait le Gai-Savoir faire un jour sa renaissance, n’avait pas, il s’en faut, la gaieté d’aujourd’hui; elle n’avait pas encore élargi telle qu’elle est à sa place de l’Horloge, ni agrandi sa place Pie, ni percé sa Grande-Rue. La Roque-de -Dom, qui domine la ville, complantée, maintenant, comme un jardin de roi, était alors pelée: il y avait un cimetière. Les remparts, à moitié ruinés, étaient entourés de fossés pleins de décombres avec des mares d’eau vaseuse. Les portefaix brutaux, organisés en corporation, faisaient la loi au bord du Rhône, et en ville, quand ils voulaient. Avec leur chef, espèce d’hercule, dénommé Quatre-Bras, c’est eux qui balayèrent, en 1848, l’Hôtel de Ville d’Avignon.

Ainsi qu’en Italie, une fois par semaine passait par toutes les maisons, en remuant sa tirelire, un pénitent noir, qui, la cagoule sur le visage et deux trous devant les yeux, disait d’une voix grave:

– Pour les pauvres prisonniers!

Inévitablement, on se heurtait, par les rues, à des types locaux, tels que la sœur Boute-Cuire, son panier à couvercle au bras, un crucifix d’argent sur sa grosse poitrine, ou bien le plâtrier Barret qui, dans une bagarre avec les libéraux, ayant perdu son chapeau, avait fait le serment de ne plus porter de chapeau jusqu’à ce qu’Henri V fût sur le trône, et qui, toute sa vie, s’en alla tête nue.

Mais ce qu’on rencontrait le plus, avec leurs grands chapeaux montés et leurs longues capotes bleues, c’étaient les invalides installés en Avignon (où était une succursale de l’Hôtel de Paris), vénérables débris des vieilles guerres, borgnes, boiteux, manchots, qui, de leurs jambes de bois, martelaient, à pas comptés, les pavés pointus des rues.

La ville traversait une sorte de mue, embrouillée, difficultueuse, entre les deux régimes, l’ancien et le nouveau, qui n’avait pas cessé de s’y combattre à la sourdine. Les souvenirs atroces, les injures, les reproches des discordes passées, étaient encore vivants, étaient encore amers entre les gens d’un certain âge. Les carlistes ne parlaient que du tribunal d’Orange, de Jourdan Coupe-Têtes, des massacres de la Glacière. Les libéraux, en bouche, avaient 1815, remémorant sans cesse l’assassinat du maréchal Brune, son cadavre jeté au Rhône, ses valises pillées, ses assassins impunis, entre autres le Pointu, qui avait laissé un renom terrible, et, si quelque parvenu tant soit peu insolent réussissait dans ses affaires:

– Allons! disait le peuple, les louis du maréchal Brune commencent à sortir.

Le peuple d’Avignon comme celui d’Aix et de Marseille et de, pour ainsi dire, toutes les villes de Provence, était pourtant, en général (depuis il a bien changé), regretteux de fleurs de lis comme du drapeau blanc. Cet échauffement de nos devanciers pour la cause royale n’était pas tant, ce me semble, une opinion politique qu’une protestation inconsciente et populaire contre la centralisation, de plus en plus excessive, que le jacobinisme et le premier Empire avaient rendue odieuse.

La fleur de lis d’autrefois était, pour les Provençaux (qui l’avaient toujours vue dans le blason de la Provence), le symbole d’une époque où nos coutumes, nos traditions et nos franchises étaient plus respectées par les gouvernements. Mais de croire que nos pères voulussent revenir au régime abusif d’avant la Révolution serait une erreur complète, puisque c’est la Provence qui envoya Mirabeau aux États généraux et que la Révolution fut particulièrement passionnée en Provence.

Je me souviens, à ce propos, d’une fois où Berryer venait d’être élu député par la ville de Marseille. Comme l’illustre orateur devait passer par Avignon, le préfet fit fermer les portes de la ville pour empêcher d’entrer les légitimistes du dehors qui arrivaient en foule pour lui faire un triomphe. Et bon nombre de Blancs furent, à cette occasion, emprisonnés au palais des papes.

Mgr le duc d’Aumale, qui revenait d’Afrique, passa quelque temps après. On nous mena le voir à la porte Saint-Lazare, accompagné de ses soldats, qui étaient, comme lui, brunis par le soleil d’Alger. Il était tout blanc de poussière, blondin, avec des yeux bleus et le rayonnement de la jeunesse et de la gloire.

– Vive notre beau prince! criaient, à tout moment, les femmes des faubourgs.