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XVII

Voici huit mois que je n’ai écrit une seule ligne de ce journal, – j’avais autre chose à faire et à quoi penser, – et voici trois mois exactement que Joseph et moi nous avons quitté le Prieuré, et que nous sommes installés dans le petit café, près du port, à Cherbourg. Nous sommes mariés; les affaires vont bien; le métier me plaît; je suis heureuse. Née de la mer, je suis revenue à la mer. Elle ne me manquait pas, mais cela me fait plaisir tout de même de la retrouver. Ce ne sont plus les paysages désolés d’Audierne, la tristesse infinie de ses côtes, la magnifique horreur de ses grèves qui hurlent à la mort. Ici, rien n’est triste; au contraire, tout y porte à la gaîté… C’est le bruit joyeux d’une ville militaire, le mouvement pittoresque, l’activité bigarrée d’un port de guerre. L’amour y roule sa bosse, y traîne le sabre en des bordées de noces violentes et farouches. Foules pressées de jouir entre deux lointains exils; spectacles sans cesse changeants et distrayants, où je hume cette odeur natale de coaltar et de goémon, que j’aime toujours, bien qu’elle n’ait jamais été douce à mon enfance… J’ai revu des gars du pays, en service sur des bâtiments de l’État… Nous n’avons guères causé ensemble, et je n’ai point songé à leur demander des nouvelles de mon frère… Il y a si longtemps!… C’est comme s’il était mort, pour moi… Bonjour… bonsoir… porte-toi bien… Quand ils ne sont pas saouls, ils sont trop abrutis… Quand ils ne sont pas abrutis, ils sont trop saouls… Et ils ont des têtes pareilles à celles des vieux poissons… Il n’y a pas eu d’autre émotion, d’autres épanchements d’eux à moi… D’ailleurs, Joseph n’aime pas que je me familiarise avec de simples matelots, de sales bretons qui n’ont pas le sou, et qui se grisent d’un verre de trois-six…

Mais il faut que je raconte brièvement les événements qui précédèrent notre départ du Prieuré…

On se rappelle que Joseph, au Prieuré, couchait dans les communs, au-dessus de la sellerie. Tous les jours, été comme hiver, il se levait à cinq heures. Or, le matin du 24 décembre, juste un mois après son retour de Cherbourg, il constata que la porte de la cuisine était grande ouverte.

– Tiens, se dit-il… est-ce qu’ils seraient déjà levés?

Il remarqua, en même temps, qu’on avait dans le panneau vitré, près de la serrure, découpé un carré de verre, au diamant, de façon à pouvoir y introduire le bras. La serrure était forcée par d’expertes mains. Quelques menus débris de bois, des petits morceaux de fer tordu, des éclats de verre, jonchaient les dalles… À l’intérieur, toutes les portes, si soigneusement verrouillées, sous la surveillance de Madame, le soir, étaient ouvertes aussi. On sentait que quelque chose d’effrayant avait passé par là… Très impressionné, – je raconte d’après le récit même qu’il fit de sa découverte aux magistrats, – Joseph traversa la cuisine, et suivit le couloir où donnent à droite, le fruitier, la salle de bains, l’antichambre; à gauche, l’office, la salle à manger, le petit salon, et, dans le fond, le grand salon. La salle à manger offrait le spectacle d’un affreux désordre, d’un vrai pillage… les meubles bousculés, le buffet fouillé de fond en comble, ses tiroirs, ainsi que ceux des deux servantes, renversés sur le tapis, et, sur la table, parmi des boîtes vides, au milieu d’un pêle-mêle d’objets sans valeur, une bougie qui achevait de se consumer dans un chandelier de cuivre. Mais c’était surtout à l’office que le spectacle prenait vraiment de l’ampleur. Dans l’office, – je crois l’avoir déjà noté, – existait un placard très profond, défendu par un système de serrure très compliqué et dont Madame seule connaissait le secret. Là, dormait la fameuse et vénérable argenterie dans trois lourdes caisses armées de traverses et de coins d’acier. Les caisses étaient vissées à la planche du bas et tenaient au mur, scellées par de solides pattes de fer. Or, les trois caisses, arrachées de leur mystérieux et inviolable tabernacle, bâillaient au milieu de la pièce, vides. À cette vue, Joseph donna l’alarme. De toute la force de ses poumons, il cria dans l’escalier:

– Madame!… Monsieur!… Descendez vite… On a volé… on a volé!…

Ce fut une avalanche soudaine, une dégringolade effrayante. Madame, en chemise, les épaules à peine couvertes d’un léger fichu. Monsieur, boutonnant son caleçon hors duquel s’échappaient des pans de chemise… Et, tous les deux, dépeignés, très pâles, grimaçants, comme s’ils eussent été réveillés en plein cauchemar, criaient:

– Qu’est-ce qu’il y a?… qu’est-ce qu’il y a?…

– On a volé… on a volé!…

– On a volé, quoi?… on a volé, quoi?

Dans la salle à manger, Madame gémit:

– Mon Dieu!… mon Dieu!

Pendant que, les lèvres tordues, Monsieur continuait de hurler:

– On a volé, quoi? quoi?

Dans l’office, guidée par Joseph, à la vue des trois caisses descellées… Madame poussa, dans un grand geste, un grand cri:

– Mon argenterie!… Mon Dieu!… Est-ce possible?… Mon argenterie!

Et, soulevant les compartiments vides, retournant les cases vides, épouvantée, horrifiée, elle s’affaissa sur le parquet… À peine si elle avait la force de balbutier d’une voix d’enfant:

– Ils ont tout pris!… ils ont tout pris… tout… tout… tout!… jusqu’à l’huilier Louis XVI.

Tandis que Madame regardait les caisses, comme on regarde son enfant mort, Monsieur, se grattant la nuque, et roulant des yeux hagards, pleurait d’une voix obstinée, d’une voix lointaine de dément:

– Nom d’un chien!… Ah! nom d’un chien!… Nom d’un chien de nom d’un chien!

Et Joseph clamait, avec d’atroces grimaces, lui aussi:

– L’huilier de Louis XVI!… l’huilier de Louis XVI!… Ah! les bandits!…

Puis, il y eut une minute de tragique silence, une longue minute de prostration; ce silence de mort, cette prostration des êtres et des choses qui succèdent aux fracas des grands écroulements, au tonnerre des grands cataclysmes… Et la lanterne, balancée dans les mains de Joseph, promenait sur tout cela, sur les visages morts et sur les caisses éventrées, une lueur rouge, tremblante, sinistre…

J’étais descendue, en même temps que les maîtres, à l’appel de Joseph. Devant ce désastre, et malgré le comique prodigieux de ces visages, mon premier sentiment avait été de la compassion. Il semblait que ce malheur m’atteignît, moi aussi, que je fusse de la famille pour en partager les épreuves et les douleurs. J’aurais voulu dire des paroles consolatrices à Madame dont l’attitude affaissée me faisait peine à voir… Mais cette impression de solidarité ou de servitude s’effaça vite.

Le crime a quelque chose de violent, de solennel, de justicier, de religieux, qui m’épouvante certes, mais qui me laisse aussi – je ne sais comment exprimer cela – de l’admiration. Non, pas de l’admiration, puisque l’admiration est un sentiment moral, une exaltation spirituelle, et ce que je ressens n’influence, n’exalte que ma chair… C’est comme une brutale secousse, dans tout mon être physique, à la fois pénible et délicieuse, un viol douloureux et pâmé de mon sexe… C’est curieux, c’est particulier, sans doute, c’est peut-être horrible, – et je ne puis expliquer la cause véritable de ces sensations étranges et fortes, – mais chez moi, tout crime, – le meurtre principalement, – a des correspondances secrètes avec l’amour… Eh bien, oui, là!… un beau crime m’empoigne comme un beau mâle…

Je dois dire qu’une réflexion que je fis transforma subitement en gaîté rigoleuse, en contentement gamin, cette grave, atroce et puissante jouissance du crime, laquelle succédait au mouvement de pitié qui, tout d’abord, avait alarmé mon cœur, bien mal à propos… Je pensai:

– Voici deux êtres qui vivent comme des taupes, comme des larves… Ainsi que des prisonniers volontaires, ils se sont volontairement enfermés dans la geôle de ces murs inhospitaliers… Tout ce qui fait la joie de la vie, le sourire de la maison, ils le suppriment comme du superflu. Ce qui pourrait être l’excuse de leur richesse, le pardon de leur inutilité humaine, ils s’en gardent comme d’une saleté. Ils ne laissent rien tomber de leur parcimonieuse table sur la faim des pauvres, rien tomber de leur cœur sec sur la douleur des souffrants. Ils économisent même sur le bonheur, leur bonheur à eux. Et je les plaindrais?… Ah! non… Ce qui leur arrive, c’est la justice. En les dépouillant d’une partie de leurs biens, en donnant de l’air aux trésors enfouis, les bons voleurs ont rétabli l’équilibre… Ce que je regrette, c’est qu’ils n’aient pas laissé ces deux êtres malfaisants, totalement nus et misérables, plus dénués que le vagabond qui, tant de fois, mendia vainement à leur porte, plus malades que l’abandonné qui agonise sur la route, à deux pas de ces richesses cachées et maudites.

Cette idée que mes maîtres auraient pu, un bissac sur le dos, traîner leurs guenilles lamentables et leurs pieds saignants par la détresse des chemins, tendre la main au seuil implacable du mauvais riche, m’enchanta et me mit en gaîté. Mais la gaîté, je l’éprouvai plus directe et plus intense et plus haineuse, à considérer Madame, affalée près de ses caisses vides, plus morte que si elle eût été vraiment morte, car elle avait conscience de cette mort, et cette mort, on ne pouvait en concevoir une plus horrible, pour un être qui n’avait jamais rien aimé, rien que l’évaluation en argent de ces choses inévaluables que sont nos plaisirs, nos caprices, nos charités, notre amour, ce luxe divin des âmes… Cette douleur honteuse, ce crapuleux abattement, c’était aussi la revanche des humiliations, des duretés que j’avais subies, qui me venaient d’elle, à chaque parole sortant de sa bouche, à chaque regard tombant de ses yeux… J’en goûtai, pleinement, la jouissance délicieusement farouche. J’aurais voulu crier: «C’est bien fait… c’est bien fait!» Et surtout j’aurais voulu connaître ces admirables et sublimes voleurs, pour les remercier, au nom de tous les gueux… et pour les embrasser, comme des frères… Ô bons voleurs, chères figures de justice et de pitié, par quelle suite de sensations fortes et savoureuses vous m’avez fait passer!