Hélas!… il était dit que tout ce rêve de bonheur et de santé, allait encore s’écrouler…
Ah! merde! comme disait Madame…
Les scènes entre Monsieur et Madame commençaient toujours dans le cabinet de toilette de Madame et, toujours, elles naissaient de prétextes futiles… de rien. Plus le prétexte était futile et plus les scènes éclataient violentes… Après quoi, ayant vomi tout ce que leur cœur contenait d’amertumes et de colères longtemps amassées, ils se boudaient des semaines entières… Monsieur se retirait dans son cabinet où il faisait des patiences et remaniait l’harmonie de sa collection de pipes. Madame ne quittait plus sa chambre où, sur une chaise longue, longuement étendue, elle lisait des romans d’amour… et s’interrompait de lire, pour ranger ses armoires, sa garde-robe, avec rage, avec frénésie: tel un pillage… Ils ne se retrouvaient qu’aux repas… Dans les premiers temps, je crus, n’étant point au courant de leurs manies, qu’ils allaient se jeter à la tête assiettes, couteaux et bouteilles… Nullement, hélas!… C’est dans ces moments-là qu’ils étaient le mieux élevés, et que Madame s’ingéniait à paraître une femme du monde. Ils causaient de leurs petites affaires, comme si rien ne se fût passé, avec un peu plus de cérémonie que de coutume, un peu plus de politesse froide et guindée, voilà tout… On eût dit qu’ils dînaient en ville… Puis, les repas terminés, l’air grave, l’œil triste, très dignes, ils remontaient chacun chez soi… Madame se remettait à ses romans, à ses tiroirs… Monsieur à ses patiences et à ses pipes… Quelquefois, Monsieur allait passer une heure ou deux à son club, mais rarement… Et ils s’adressaient une correspondance acharnée, des poulets en forme de cœur ou de cocotte, que j’étais chargée de transmettre de l’un à l’autre… Toute la journée, je faisais le facteur, de la chambre de Madame au cabinet de Monsieur, porteuse d’ultimatums terribles, de menaces… de supplications… de pardons et de larmes… C’était à mourir de rire…
Au bout de quelques jours, ils se réconciliaient, comme ils s’étaient fâchés, sans raison apparente… Et c’étaient des sanglots, des «oh!… méchant!… oh! méchante!»… des: «c’est fini… puisque je te dis que c’est fini»… Ils s’en allaient faire une petite fête au restaurant, et, le lendemain, se levaient très tard, fatigués d’amour…
J’avais tout de suite compris la comédie qu’ils se jouaient à eux-mêmes, les deux pauvres cabots… et quand ils menaçaient de se quitter, je savais très bien qu’ils n’étaient pas sincères. Ils étaient rivés l’un à l’autre, celui-ci par son intérêt, celle-là par sa vanité. Monsieur tenait à Madame qui avait l’argent, Madame se cramponnait à Monsieur qui avait le nom et le titre. Mais, comme, dans le fond, ils se détestaient, en raison même de ce marché de dupe qui les liait, ils éprouvaient le besoin de se le dire, de temps à autre, et de donner une forme ignoble, comme leur âme, à leurs déceptions, à leurs rancunes, à leurs mépris.
– À quoi peuvent bien servir de telles existences?… disais-je à William.
– À Bibi!… répondait celui-ci qui, en toutes circonstances, avait le mot juste et définitif.
Pour en donner l’immédiate et matérielle preuve, il tirait de sa poche un magnifique impérialès , dérobé le matin même, en coupait le bout, soigneusement, l’allumait avec satisfaction et tranquillité, déclarant, entre deux bouffées odorantes:
– Il ne faut jamais se plaindre de la bêtise de ses maîtres, ma petite Célestine… C’est la seule garantie de bonheur que nous ayons, nous autres… Plus les maîtres sont bêtes, plus les domestiques sont heureux… Va me chercher la fine champagne…
À demi couché dans un fauteuil à bascule, les jambes très hautes et croisées, le cigare au bec, une bouteille de vieux Martell à portée de la main, lentement, méthodiquement, il dépliait l’Autorité , et il disait, avec une bonhomie admirable:
– Vois-tu, ma petite Célestine… il faut être plus fort que les gens qu’on sert… Tout est là… Dieu sait si Cassagnac est un rude homme… Dieu sait s’il est en plein dans mes idées, et si je l’admire, ce grand bougre-là… Eh bien, comprends-tu?… je ne voudrais pas servir chez lui… pour rien au monde… Et ce que je dis de Cassagnac, je le dis aussi d’Edgar, parbleu!… Retiens-bien ceci, et tâche d’en profiter. Servir chez des gens intelligents et qui «la connaissent»… c’est de la duperie, mon petit loup…
Et, savourant son cigare, il ajoutait après un silence:
– Quand je pense qu’il est des domestiques qui passent leur vie à débiner leurs maîtres, à les embêter, à les menacer… Quelles brutes!… Quand je pense qu’il en est qui voudraient les tuer… Les tuer!… Et puis après?… Est-ce qu’on tue la vache qui nous donne du lait, et le mouton de la laine… On trait la vache… on tond le mouton… adroitement… en douceur…
Et il se plongeait, silencieusement, dans les mystères de la politique conservatrice.
Pendant ce temps-là, Eugénie rôdait dans la cuisine, amoureuse et molle. Elle faisait son ouvrage machinalement, somnambuliquement, loin d’eux, là-haut, loin de nous, loin d’elle-même, le regard absent de leurs folies et des nôtres, les lèvres toujours en train de quelques muettes paroles de douloureuse adoration:
– Ta petite bouche… tes petites mains… tes grands yeux!…
Tout cela souvent m’attristait, je ne sais pas pourquoi, m’attristait jusqu’aux larmes… Oui, parfois une mélancolie, indicible et pesante, me venait de cette maison si étrange où tous les êtres, le vieux maître d’hôtel silencieux, William et moi-même, me semblaient inquiétants, vides et mornes, comme des fantômes…
La dernière scène à laquelle j’assistai fut particulièrement drôle…
Un matin, Monsieur entra dans le cabinet de toilette au moment où Madame essayait devant moi un corset neuf, un affreux corset de satin mauve avec des fleurettes jaunes et des lacets de soie jaune. Le goût, ce n’est pas ce qui étouffait Madame.
– Comment? dit Madame, d’un ton de gai reproche. C’est ainsi qu’on entre chez les femmes, sans frapper?
– Oh! les femmes? gazouilla Monsieur… D’abord tu n’es pas les femmes.
– Je ne suis pas les femmes?… qu’est-ce que je suis alors?
Monsieur arrondit la bouche – Dieu, qu’il avait l’air bête – et, très tendre, ou, plutôt, simulant la tendresse, il susurra:
– Mais tu es ma femme… ma petite femme… ma jolie petite femme. Il n’y a pas de mal à entrer chez sa petite femme, je pense…
Quand Monsieur faisait l’amoureux imbécile, c’est qu’il voulait carotter de l’argent à Madame… Celle-ci, encore méfiante, répliqua:
– Si, il y a du mal…
Et elle minauda:
– Ta petite femme?… ta petite femme? Ça n’est pas si sûr que cela, que je sois ta petite femme…
– Comment… ça n’est pas si sûr que cela…
– Dame! est-ce qu’on sait?… Les hommes, c’est si drôle…
– Je te dis que tu es ma petite femme… ma chère… ma seule petite femme… ah!
– Et toi… mon bébé… mon gros bébé… le seul gros bébé à sa petite femme… na!…
Je laçais Madame qui, se regardant dans la glace, les bras nus et levés, caressait alternativement les touffes de poil de ses aisselles… Et j’avais grande envie de rire. Ce qu’ils me faisaient suer avec «leur petite femme, et leur gros bébé!» Ce qu’ils avaient l’air stupide tous les deux!…
Après avoir pénétré dans le cabinet, soulevé des jupons, des bas, des serviettes, dérangé des brosses, des pots, des fioles, Monsieur prit un journal de modes, qui traînait sur la toilette, et s’assit sur une espèce de tabouret de peluche. Il demanda:
– Est-ce qu’il y a un rébus, cette fois?
– Oui… je crois, il y a un rébus…
– L’as-tu deviné, ce rébus?
– Non, je ne l’ai pas deviné…
– Ah! ah! voyons ce rébus…
Pendant que Monsieur, le front plissé, s’absorbait dans l’étude du rébus, Madame dit, un peu sèchement:
– Robert?
– Ma chérie…
– Alors, tu ne remarques rien?
– Non… quoi?… dans ce rébus?…
Elle haussa les épaules et se pinça les lèvres:
– Il s’agit bien du rébus!… Alors, tu ne remarques rien?… D’abord, toi, tu ne remarques jamais rien…
Monsieur promenait dans la pièce, du tapis au plafond, de la toilette à la porte, un regard embêté, tout rond… excessivement comique…
– Ma foi, non!… qu’est-ce qu’il y a?… Il y a donc, ici, quelque chose de nouveau, que je n’aie pas remarqué… Je ne vois rien, ma parole d’honneur!…
Madame devint toute triste, et elle gémit:
– Robert, tu ne m’aimes plus…
– Comment, je ne t’aime plus!… Ça, c’est un peu fort, par exemple!…