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Je pouvais à peine parler…

– Comment, tu pars? fit William, sans aucune émotion… Et pourquoi?

En phrases courtes, sifflantes, en mimiques bouleversées, je racontai toute la scène avec Madame. William, très calme, indifférent, haussa les épaules…

– C’est trop bête, aussi! dit-il… on n’est pas bête comme ça!

– Et c’est tout ce que tu trouves à me dire?

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus? Je dis que c’est bête. Il n’y a pas autre chose à dire…

– Et toi?… que vas-tu faire?

Il me regarda d’un regard oblique… Sa bouche eut un ricanement. Ah! qu’il fut laid, son regard, à cette minute de détresse, qu’elle fut lâche et hideuse, sa bouche!…

– Moi? dit-il… en feignant de ne pas comprendre ce que, dans cette interrogation, il y avait de prières pour lui.

– Oui, toi… Je te demande ce que tu vas faire…

– Rien… je n’ai rien à faire… Je vais continuer… Mais, tu es folle, ma fille… Tu ne voudrais pas!…

J’éclatai:

– Tu vas avoir le courage de rester dans une maison d’où l’on me chasse?

Il se leva, ralluma sa cigarette éteinte, et, glacial:

– Oh! pas de scènes, n’est-ce pas?… Je ne suis point ton mari… Il t’a plu de commettre une bêtise… Je n’en suis pas responsable… Qu’est-ce que tu veux?… Il faut en supporter les conséquences… La vie est la vie…

Je m’indignai:

– Alors, tu me lâches?… Tu es un misérable, une canaille, comme les autres, sais-tu? Le sais-tu?

William sourit… C’était vraiment un homme supérieur…

– Ne dis donc pas de choses inutiles… Quand nous nous sommes mis ensemble, je ne t’ai rien promis… Tu ne m’as rien promis non plus… On se rencontre… on se colle, c’est bien… On se quitte… on se décolle… c’est bien aussi. La vie est la vie…

Et, sentencieux, il ajouta:

– Vois-tu, dans la vie, Célestine, il faut de la conduite… il faut ce que j’appelle de l’administration. Toi, tu n’as pas de conduite… tu n’as pas d’administration… Tu te laisses emporter par tes nerfs… Les nerfs, dans notre métier, c’est très mauvais… Rappelle-toi bien ceci: «La vie est la vie!».

Je crois que je me serais jetée sur lui et que je lui aurais déchiré le visage – son impassible et lâche visage de larbin – à coups d’ongles furieux, si, brusquement, les larmes n’étaient venues amollir et détendre mes nerfs surbandés… Ma colère tomba, et je suppliai:

– Ah! William!… William!… mon petit William!… mon cher petit William!… que je suis malheureuse!…

William essaya de remonter un peu mon moral abattu… Je dois dire qu’il y employa toute sa force de persuasion et toute sa philosophie… Durant la journée, il m’accabla généreusement de hautes pensées, de graves et consolateurs aphorismes… où ces mots revenaient sans cesse, agaçants et berceurs:

– La vie… est la vie…

Il faut pourtant que je lui rende justice… Ce dernier jour, il fut charmant, quoique un peu trop solennel, et il fit bien les choses. Le soir, après dîner, il chargea mes malles sur un fiacre et me conduisit chez un logeur qu’il connaissait et à qui il paya de sa poche une huitaine, recommandant qu’on me soignât bien… J’aurais voulu qu’il restât cette nuit-là avec moi… Mais il avait rendez-vous avec Edgar!…

– Edgar, tu comprends, je ne puis le manquer… Et justement, peut-être aurait-il une place pour toi?… Une place indiquée par Edgar… ah! ce serait épatant.

En me quittant, il me dit:

– Je viendrai te voir demain. Sois sage… ne fais plus de bêtises… Ça ne mène à rien… Et pénètre-toi bien de cette vérité, que la vie, Célestine… c’est la vie…

Le lendemain, je l’attendis vainement… Il ne vint pas…

– C’est la vie… me dis-je…

Mais le jour suivant, comme j’étais impatiente de le voir, j’allai à la maison. Je ne trouvai dans la cuisine qu’une grande fille blonde, effrontée et jolie… plus jolie que moi…

– Eugénie n’est pas là?… demandai-je.

– Non, elle n’est pas là… répondit sèchement la grande fille.

– Et William?…

– William non plus…

– Où est-il?

– Est-ce que je sais, moi?

– Je veux le voir… Allez le prévenir que je veux le voir…

La grande fille me regarda d’un air dédaigneux:

– Dites-donc?… Est-ce que je suis votre domestique?

Je compris tout… Et comme j’étais lasse de lutter, je m’éloignai.

– C’est la vie…

Cette phrase me poursuivait, m’obsédait comme un refrain de café-concert…

Et, en m’éloignant, je ne pus m’empêcher de me représenter – non sans une douloureuse mélancolie – la joie qui m’avait accueillie dans cette maison… La même scène avait dû se passer… On avait débouché la bouteille de champagne obligatoire… William avait pris sur ses genoux la fille blonde, et il lui avait soufflé dans l’oreille:

– Il faudra être chouette avec Bibi…

Les mêmes mots… les mêmes gestes… les mêmes caresses… pendant qu’Eugénie, dévorant des yeux le fils du concierge, l’entraînait dans la pièce voisine:

– Ta petite frimousse!… tes petites mains!… tes grands yeux!

Je marchais toute vague, hébétée… répétant intérieurement avec une obstination stupide:

– Allons… C’est la vie… c’est la vie…

Durant plus d’une heure, devant la porte, sur le trottoir, je fis les cent pas, espérant que William entrerait ou sortirait. Je vis entrer l’épicier… une petite modiste avec deux grands cartons… le livreur du Louvre… je vis sortir les plombiers… je ne sais plus qui… je ne sais plus quoi… des ombres, des ombres… des ombres… Je n’osai pas entrer chez la concierge voisine… Elle m’eût sans doute mal reçue… Et que m’eût-elle dit?… Alors, je m’en allai définitivement, poursuivie toujours par cet irritant refrain:

– C’est la vie…

Les rues me semblèrent insupportablement tristes… Les passants me firent l’effet de spectres. Quand je voyais, de loin, briller sur la tête d’un monsieur, comme un phare dans la nuit, comme une coupole dorée sous le soleil, un chapeau… mon cœur tressautait… Mais ce n’était jamais William… Dans le ciel bas, couleur d’étain, aucun espoir ne luisait…

Je rentrai dans ma chambre, dégoûtée de tout…

Ah! oui! les hommes!… Qu’ils soient cochers, valets de chambre, gommeux, curés ou poètes, ils sont tous les mêmes… Des crapules!…

Je crois bien que ce sont les derniers souvenirs que j’évoque. J’en ai d’autres pourtant, beaucoup d’autres. Mais ils se ressemblent tous et cela me fatigue d’avoir à écrire toujours les mêmes histoires, à faire défiler, dans un panorama monotone, les mêmes figures, les mêmes âmes, les mêmes fantômes. Et puis, je sens que je n’y ai plus l’esprit, car, de plus en plus, je suis distraite des cendres de ce passé, par les préoccupations nouvelles de mon avenir. J’aurais pu dire encore mon séjour chez la comtesse Fardin. À quoi bon? Je suis trop lasse et aussi trop écœurée. Au milieu des mêmes phénomènes sociaux, il y avait là une vanité qui me dégoûte plus que les autres: la vanité littéraire… un genre de bêtise plus bas que les autres: la bêtise politique…

Là, j’ai connu M. Paul Bourget en sa gloire; c’est tout dire… Ah! c’est bien le philosophe, le poète, le moraliste qui convient à la nullité prétentieuse, au toc intellectuel, au mensonge de cette catégorie mondaine, où tout est factice: l’élégance, l’amour, la cuisine, le sentiment religieux, le patriotisme, l’art, la charité, le vice lui-même qui, sous prétexte de politesse et de littérature, s’affuble d’oripeaux mystiques et se couvre de masques sacrés… où l’on ne trouve qu’un désir sincère… l’âpre désir de l’argent, qui ajoute au ridicule de ces fantoches quelque chose de plus odieux et de plus farouche. C’est par là, seulement, que ces pauvres fantômes sont bien des créatures humaines et vivantes…

Là, j’ai connu monsieur Jean, un psychologue, et un moraliste lui aussi, moraliste de l’office, psychologue de l’antichambre, guère plus parvenu dans son genre et plus jobard que celui qui régnait au salon… Monsieur Jean vidait les pots de chambre… M. Paul Bourget vidait les âmes. Entre l’office et le salon, il n’y a pas toute la distance de servitude que l’on croit!… Mais, puisque j’ai mis au fond de ma malle la photographie de monsieur Jean… que son souvenir reste, pareillement enterré, au fond de mon cœur, sous une épaisse couche d’oubli…

Il est deux heures du matin… Mon feu va s’éteindre, ma lampe charbonne, et je n’ai plus ni bois, ni huile. Je vais me coucher… Mais j’ai trop de fièvre dans le cerveau, je ne dormirai pas. Je rêverai à ce qui est en marche vers moi… je rêverai à ce qui doit arriver demain… Au dehors, la nuit est tranquille, silencieuse… Un froid très vif durcit la terre, sous un ciel pétillant d’étoiles. Et Joseph est en route, quelque part dans cette nuit… À travers l’espace, je le vois… oui, réellement, je le vois, grave, songeur, énorme, dans un compartiment de wagon… Il me sourit… il s’approche de moi, il vient vers moi… Il m’apporte enfin la paix, la liberté, le bonheur… Le bonheur?