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Il se leva, brandissant le journal de modes…

– Comment… je ne t’aime plus… répéta-t-il… En voilà une idée!… Pourquoi dis-tu cela?…

– Non, tu ne m’aimes plus… parce que, si tu m’aimais encore… tu aurais remarqué une chose…

– Mais quelle chose?…

– Eh bien!… tu aurais remarqué mon corset…

– Quel corset?… Ah! oui… ce corset… Tiens! je ne l’avais pas remarqué, en effet… Faut-il que je sois bête!… Ah! mais, il est très joli, tu sais… ravissant…

– Oui, tu dis cela, maintenant… et tu t’en fiches pas mal… Je suis trop stupide, aussi… Je m’éreinte à me faire belle… à trouver des choses qui te plaisent… Et tu t’en fiches pas mal… Du reste, que suis-je pour toi?… Rien… moins que rien!… Tu entres ici… et qu’est-ce que tu vois?… Ce sale journal… À quoi t’intéresses-tu?… À un rébus!… Ah! elle est jolie la vie que tu me fais… Nous ne voyons personne… nous n’allons nulle part… nous vivons comme des loups… comme des pauvres…

– Voyons… voyons… je t’en prie!… ne te mets pas en colère… Voyons!… D’abord, comme des pauvres…

Il voulut s’approcher de Madame, la prendre par la taille… l’embrasser. Celle-ci s’énervait. Elle le repoussa durement:

– Non, laisse-moi… Tu m’agaces…

– Ma chérie… voyons!… ma petite femme…

– Tu m’agaces, entends-tu?… Laisse-moi… ne m’approche pas… Tu es un gros égoïste… un gros pataud… tu ne sais rien faire pour moi… tu es un sale type, tiens!…

– Pourquoi dis-tu cela?… C’est de la folie. Voyons… ne t’emporte pas ainsi… Eh bien, oui… j’ai eu tort… J’aurais dû le voir tout de suite, ce corset… ce très joli corset… Comment ne l’ai-je pas vu, tout de suite?… Je n’y comprends rien!… Regarde-moi… souris-moi… Dieu, qu’il est joli!… et comme il te va!…

Monsieur appuyait trop… il m’horripilait, moi qui étais pourtant si désintéressée dans la querelle. Madame trépigna le tapis et, de plus en plus nerveuse, la bouche pâle, les mains crispées, elle débita très vite:

– Tu m’agaces… tu m’agaces… tu m’agaces… Est-ce clair?… Va-t’en!

Monsieur continuait de balbutier, tout en montrant maintenant des signes d’exaspération:

– Ma chérie!… Ça n’est pas raisonnable… Pour un corset!… Ça n’a aucun rapport… Voyons, ma chérie… regarde-moi… souris-moi… C’est bête de se faire tant de mal pour un corset…

– Ah! tu m’emmerdes, à la fin!… vomit Madame d’une voix de lavoir… tu m’emmerdes!… Va-t’en…

J’avais fini de lacer ma maîtresse… Je me levai sur ce mot… ravie de surprendre à nu leurs deux belles âmes… et de les forcer à s’humilier, plus tard, devant moi… Ils semblaient avoir oublié que je fusse là… Désireuse de connaître la fin de cette scène, je me faisais toute petite, toute silencieuse…

À son tour, Monsieur qui s’était longtemps contenu, s’encoléra… Il fit du journal de modes un gros bouchon qu’il lança de toutes ses forces contre la toilette… et il s’écria:

– Zut!… Flûte!… C’est trop embêtant aussi!… C’est toujours la même chose… On ne peut rien dire, rien faire sans être reçu comme un chien… Et toujours des brutalités, des grossièretés… J’en ai assez de cette vie-là… j’en ai plein le dos de ces manières de poissarde… Et veux-tu que je te dise?… Ton corset… eh bien, il est ignoble, ton corset… C’est un corset de fille publique…

– Misérable!…

L’œil injecté de sang, la bouche écumante, les poings fermés, menaçants, elle s’avança vers Monsieur… Et telle était sa fureur que les mots ne sortaient de sa bouche qu’en éructations rauques…

– Misérable!… rugit-elle, enfin… Et c’est toi qui oses me parler ainsi… toi?… Non, mais c’est une chose inouïe… Quand je l’ai ramassé dans la boue, ce beau monsieur panné, couvert de sales dettes… affiché à son cercle… quand je l’ai sauvé de la crotte… ah! il ne faisait pas le fier!… Ton nom, n’est-ce pas?… Ton titre?… Ah! ils étaient propres ce nom et ce titre, sur lesquels les usuriers ne voulaient plus t’avancer même cent sous… Tu peux les reprendre et te laver le derrière avec… Et ça parle de sa noblesse… de ses aïeux… ce monsieur que j’ai acheté et que j’entretiens!… Eh bien… elle n’aura plus rien de moi, la noblesse… plus ça!… Et quant à tes aïeux, fripouille, tu peux les porter au clou, pour voir si on te prêtera seulement dix sous sur leurs gueules de soudards et de valets!… Plus ça, tu entends!… jamais… jamais!… Retourne à tes tripots, tricheur… à tes putains, maquereau!…

Elle était effrayante… Timide, tremblant, le dos lâche, l’œil humilié, Monsieur reculait devant ce flot d’ordures… Il gagna la porte, m’aperçut… s’enfuit, et Madame lui cria, encore, dans le couloir, d’une voix devenue encore plus rauque, horrible…

– Maquereau… sale maquereau!…

Et elle s’affaissa sur sa chaise longue, vaincue par une terrible attaque de nerfs, que je finis par calmer en lui faisant respirer tout un flacon d’éther…

Alors, Madame reprit la lecture de ses romans d’amour, rangea à nouveau ses tiroirs. Monsieur s’absorba plus que jamais dans des patiences compliquées et dans la revision de sa collection de pipes… Et la correspondance recommença… D’abord timide, espacée, elle se fit bientôt acharnée et nombreuse… J’étais sur les dents, à force de courir, porteuse de menaces en forme de cœur ou de cocotte, de la chambre de l’une au cabinet de l’autre… Ce que je rigolais!…

Trois jours après cette scène, en lisant une missive de Monsieur, sur papier rose, à ses armes, Madame pâlit, et, tout à coup, elle me demanda, haletante:

– Célestine?… Croyez-vous vraiment que Monsieur veuille se tuer?… Lui avez-vous vu des armes dans la main? Mon Dieu!… s’il allait se tuer?…

J’éclatai de rire, au nez de Madame… Et ce rire, qui était parti, malgré moi, grandit, se déchaîna, se précipita… Je crus que j’allais mourir, étouffée par ce rire, étranglée par ce maudit rire qui se soulevait, en tempête, dans ma poitrine… et m’emplissait la gorge d’inextinguibles hoquets.

Madame resta un moment interdite devant ce rire.

– Qu’y a-t-il?… Qu’avez-vous?… Pourquoi riez-vous ainsi?… Taisez-vous donc… Voulez-vous bien vous taire, vilaine fille…

Mais le rire me tenait… Il ne voulait plus me lâcher… Enfin, entre deux halètements, je criai:

– Ah! non… c’est trop rigolo aussi, vos histoires… c’est trop bête… Oh! la la!… Oh! la la!… Que c’est bête!…

Naturellement, le soir, je quittais la maison et je me trouvais, une fois de plus, sur le pavé…

Chien de métier!… Chienne de vie!…

Le coup fut rude et je me dis – mais trop tard – que jamais je ne retrouverais une place comme celle-là… J’y avais tout: bons gages, profits de toutes sortes, besogne facile, liberté, plaisirs. Il n’y avait qu’à me laisser vivre. Quelqu’une d’autre, moins folle que moi, eût pu mettre beaucoup d’argent de côté, se monter peu à peu un joli trousseau de corps, une belle garde-robe, tout un ménage complet et très chic. Cinq ou six années seulement, et qui sait?… on pouvait se marier, prendre un petit commerce, être chez soi, à l’abri du besoin et des mauvaises chances, heureuse, presque une dame… Maintenant, il fallait recommencer la série des misères, subir à nouveau l’offense des hasards… J’étais dépitée de cet accident, et furieuse; furieuse contre moi-même, contre William, contre Eugénie, contre Madame, contre tout le monde. Chose curieuse, inexplicable, au lieu de me raccrocher, de me cramponner à ma place, ce qui était facile avec un type comme Madame, je m’étais enfoncée davantage dans ma sottise et, payant d’effronterie, j’avais rendu irréparable ce qui pouvait être réparé. Est-ce étrange, ce qui se passe en vous, à de certains moments?… C’est à n’y rien comprendre!… C’est comme une folie qui s’abat, on ne sait d’où, on ne sait pourquoi, qui vous saisit, vous secoue, vous exalte, vous force à crier, à insulter… Sous l’empire de cette folie, j’avais couvert Madame d’outrages. Je lui avais reproché son père, sa mère, le mensonge imbécile de sa vie; je l’avais traitée comme on ne traite pas une fille publique, j’avais craché sur son mari… Et cela me fait peur, quand j’y songe… cela me fait honte aussi, ces subites descentes dans l’ignoble, ces ivresses de boue, où si souvent ma raison chancelle, et qui me poussent au déchirement, au meurtre… Comment ne l’ai-je pas tuée, ce jour-là?… Comment ne l’ai-je pas étranglée?… Je n’en sais rien… Dieu sait pourtant que je ne suis pas méchante. Aujourd’hui, je la revois, cette pauvre femme et je revois sa vie si déréglée, si triste, avec ce mari si lâche, si mornement lâche… Et j’ai une immense pitié d’elle… et je voudrais qu’ayant eu la force de le quitter, elle fût heureuse, maintenant…

Après la terrible scène, vite, je redescendis à l’office. William frottait mollement son argenterie, en fumant une cigarette russe.

– Qu’est-ce que tu as? me dit-il, le plus tranquillement du monde.

– J’ai que je pars… que je quitte la boîte ce soir, haletai-je.