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Le soir, après s’être montré aux Ambassadeurs, au Cirque, à l’Olympia, très correct sous son frac à revers de soie, Edgar se rend chez l’Ancien , et il se soûle longuement, en compagnie de cochers qui se donnent des airs de gentlemen, et de gentlemen qui se donnent des airs de cochers…

Et chaque fois que William me racontait une de ces histoires, il concluait, émerveillé:

– Ah! cet Edgar, on peut dire vraiment que c’est un homme, celui-là!…

Mes maîtres appartenaient à ce qu’on est convenu d’appeler le grand monde parisien; c’est-à-dire que Monsieur était noble et sans le sou, et qu’on ne savait pas exactement d’où sortait Madame. Bien des histoires, toutes plus pénibles les unes que les autres, couraient sur ses origines. William, très au courant des potins de la haute société, prétendait que Madame était la fille d’un ancien cocher et d’une ancienne femme de chambre, lesquels, à force de grattes et de mauvaise conduite, réunirent un petit capital, s’établirent usuriers en un quartier perdu de Paris, et gagnèrent rapidement, en prêtant de l’argent, principalement aux cocottes et aux gens de maison, une grosse fortune. Des veinards, quoi!…

Au vrai, Madame, malgré son apparente élégance et sa très jolie figure, avait de drôles de manières, des habitudes canailles qui me désobligeaient fort. Elle aimait le bœuf bouilli et le lard aux choux, la sale… et, comme les cochers de fiacre, son régal était de verser du vin rouge dans son potage. J’en avais honte pour elle… Souvent, dans ses querelles avec Monsieur, elle s’oubliait jusqu’à crier: «Merde!» En ces moments-là, la colère remuait, au fond de son être mal nettoyé par un trop récent luxe, les persistantes boues familiales, et faisait monter à ses lèvres, ainsi qu’une malpropre écume, des mots… ah! des mots que moi, qui ne suis pas une dame, je regrette souvent d’avoir prononcés… Mais voilà… on ne s’imagine pas combien il y a de femmes, avec des bouches d’anges, des yeux d’étoiles et des robes de trois mille francs, qui, chez elles, sont grossières de langage, ordurières de gestes, et dégoûtantes à force de vulgarité… de vraies pierreuses!…

– Les grandes dames, disait William, c’est comme les sauces des meilleures cuisines, il ne faut pas voir comment ça se fabrique… Ça vous empêcherait de coucher avec…

William avait de ces aphorismes désenchantés. Et comme c’était, tout de même, un homme très galant, il ajoutait en me prenant la taille:

– Un petit trognon comme toi, ça flatte moins la vanité d’un amant… Mais c’est plus sérieux, tout de même.

Je dois dire que ses colères et ses gros mots, Madame les passait toujours sur Monsieur… Avec nous, elle était, je le répète, plutôt timide…

Madame montrait aussi, au milieu du désordre de sa maison, parmi tout ce coulage effréné qu’elle tolérait, des avarices très bizarres et tout à fait inattendues… Elle chipotait la cuisinière pour deux sous de salade, économisait sur le blanchissage de l’office, renâclait sur une note de trois francs, n’avait de cesse qu’elle eût obtenu, après des plaintes, des correspondances sans fin, d’interminables démarches, la remise de quinze centimes, indûment perçus par le factage du chemin de fer, pour le transport d’un paquet. Chaque fois qu’elle prenait un fiacre, c’étaient des engueulements avec le cocher à qui, non seulement elle ne donnait pas de pourboire, mais qu’elle trouvait encore le moyen de carotter… Ce qui n’empêche pas que son argent traînât partout avec ses bijoux et ses clés, sur les tables de cheminées et les meubles. Elle gâchait à plaisir ses plus riches toilettes, ses plus fines lingeries; elle se laissait impudemment gruger par les fournisseurs d’objets de luxe, acceptait, sans sourciller, les livres du vieux maître d’hôtel, comme Monsieur, du reste, ceux de William. Et, cependant, Dieu sait s’il y en avait de la gabegie, là-dedans!… Je disais à William, quelquefois:

– Non, vrai! tu chipes trop… Ça te jouera… un mauvais tour…

À quoi William, très calme, répliquait:

– Laisse donc… je sais ce que je fais… et jusqu’où je peux aller. Quand on a des maîtres aussi bêtes que ceux-là, ce serait un crime de ne pas en profiter.

Mais il ne profitait guère, le pauvre, de ces continuels larcins qui, continuellement, en dépit des tuyaux épatants qu’il avait, allaient aux courses grossir l’argent des bookmakers.

Monsieur et Madame étaient mariés depuis cinq ans… D’abord, ils allèrent beaucoup dans le monde et reçurent à dîner. Puis, peu à peu, ils restreignirent leurs sorties et leurs réceptions, pour vivre à peu près seuls, car ils se disaient jaloux l’un de l’autre. Madame reprochait à Monsieur de flirter avec les femmes; Monsieur accusait Madame de trop regarder les hommes. Ils s’aimaient beaucoup, c’est-à-dire qu’ils se disputaient toute la journée, comme un ménage de petits bourgeois. La vérité est que Madame n’avait pas réussi dans le monde, et que ses manières lui avaient valu pas mal d’avanies. Elle en voulait à Monsieur de n’avoir pas su l’imposer, et Monsieur en voulait à Madame de l’avoir rendu ridicule devant ses amis. Ils ne s’avouaient pas l’amertume de leurs sentiments, et trouvaient plus simple de mettre leurs zizanies sur le compte de l’amour.

Chaque année, au milieu de juin, on partait pour la campagne, en Touraine, où Madame possédait, paraît-il, un magnifique château. Le personnel s’y renforçait d’un cocher, de deux jardiniers, d’une seconde femme de chambre, de femmes de basse-cour. Il y avait des vaches, des paons, des poules, des lapins… Quel bonheur! William me contait les détails de leur existence, là-bas, avec une mauvaise humeur âcre et bougonnante. Il n’aimait point la campagne; il s’ennuyait au milieu des prairies, des arbres et des fleurs… La nature ne lui était supportable qu’avec des bars, des champs de courses, des bookmakers et des jockeys. Il était exclusivement Parisien.

– Connais-tu rien de plus bête qu’un marronnier? me disait-il souvent. Voyons… Edgar, qui est un homme chic, un homme supérieur, est-ce qu’il aime la campagne, lui?…

Je m’exaltais:

– Ah, les fleurs, pourtant, dans les grandes pelouses… Et les petits oiseaux!…

William ricanait:

– Les fleurs?… Ça n’est joli que sur les chapeaux et chez les modistes… Et les petits oiseaux? Ah! parlons-en… Ça vous empêche de dormir le matin. On dirait des enfants qui braillent!… Ah! non… ah! non… J’en ai plein le dos, de la campagne… La campagne, ça n’est bon que pour les paysans…

Et se redressant, d’un geste noble, avec une voix fière, il concluait:

– Moi, il me faut du sport… Je ne suis pas un paysan, moi… je suis un sportsman…

J’étais heureuse, pourtant, et j’attendais le mois de juin avec impatience. Ah! les marguerites dans les prés, les petits sentiers, sous les feuilles qui tremblent… les nids cachés dans les touffes de lierre, aux flancs des vieux murs… Et les rossignols dans les nuits de lune… et les causeries douces, la main dans la main, sur les margelles des puits, garnis de chèvrefeuilles, tapissés de capillaires et de mousses!… Et les jattes de lait fumant… et les grands chapeaux de paille… et les petits poussins… et les messes entendues dans les églises de village, au clocher branlant, et tout cela, qui vous émeut et vous charme et vous prend le cœur, comme une de ces jolies romances qu’on chante au café-concert!…

Quoique j’aime à rigoler, je suis une nature poétique. Les vieux bergers, les foins qu’on fane, les oiseaux qui se poursuivent de branche en branche, les coucous dont on fait des pelotes jaunes, et les ruisseaux qui chantent sur les cailloux blonds, et les beaux gars au teint pourpré par le soleil, comme les raisins des très anciennes vignes, les beaux gars aux membres robustes, aux poitrines puissantes, tout cela me fait rêver des rêves gentils… En pensant à ces choses, je redeviens presque petite fille, avec des innocences, des candeurs qui m’inondent l’âme, qui me rafraîchissent le cœur, comme une petite pluie la petite fleur trop brûlée par le soleil, trop desséchée par le vent… Et le soir, en attendant William dans mon lit, exaltée par tout cet avenir de joies pures, je composais des vers:

Petite fleur,

Ô toi, ma sœur,

Dont la senteur

Fait mon bonheur…

Et toi, ruisseau,

Lointain coteau,

Frêle arbrisseau,

Au bord de l’eau,

Que puis-je dire,

Dans mon délire?

Je vous admire…

Et je soupire…

Amour, amour…

Amour d’un jour,

Et de toujours!…

Amour, amour!…

Sitôt William rentré, la poésie s’envolait. Il m’apportait l’odeur lourde du bar, et ses baisers qui sentaient le gin avaient vite fait de casser les ailes à mon rêve… Je n’ai jamais voulu lui montrer mes vers. À quoi bon? Il se fût moqué de moi, et du sentiment qui me les inspirait. Et sans doute qu’il m’eût dit:

– Edgar, qui est un homme épatant… est-ce qu’il fait des vers, lui?…

Ma nature poétique n’était pas la seule cause de l’impatience où j’étais de partir pour la campagne. J’avais l’estomac détraqué par la longue misère que je venais de traverser… et, peut-être aussi, par la nourriture trop abondante, trop excitante de maintenant, par le champagne et les vins d’Espagne, que William me forçait à boire. Je souffrais réellement. Souvent, des vertiges me prenaient, le matin, au sortir du lit… Dans la journée, mes jambes se brisaient; je ressentais, à la tête, des douleurs comme des coups de marteau… J’avais réellement besoin d’une existence plus calme, pour me remettre un peu…