– Pourquoi viens-tu si tard, ce soir? demanda Eugénie.
Le petit s’excusa d’une voix traînante:
– A fallu que j’garde la loge… maman faisait une course…
– Ta mère… ta mère… Ah! mauvais sujet, est-ce vrai au moins?…
Elle soupira et, ses yeux dans les yeux de l’enfant, les deux mains appuyées à ses épaules, elle débita d’un ton dolent:
– Quand tu tardes à venir, j’ai toujours peur de quelque chose. Je ne veux pas que tu te mettes en retard, mon chéri… Tu diras à ta mère que si cela continue… eh bien, je ne te donnerai plus rien… pour elle…
Puis, les narines frémissantes, le corps tout entier secoué d’un frisson:
– Que tu es joli, mon amour!… Oh! ta petite frimousse… ta petite frimousse… Je ne veux pas que les autres en aient… Pourquoi n’as-tu pas mis tes beaux souliers jaunes?… Je veux que tu sois joli de partout, quand tu viens… Et ces yeux-là… ces grands yeux polissons, petit brigand?… Ah! je parie qu’ils ont encore regardé une autre femme! Et ta bouche… ta bouche!… qu’est-ce qu’elle a fait cette bouche-là!…
Il la rassura, souriant, se dandinant sur ses hanches frêles…
– Dieu non!… ça, je t’assure, Nini… c’est pas une blague… maman faisait une course… là… vrai!
Eugénie répéta, à plusieurs reprises:
– Ah! mauvais sujet… mauvais sujet… je ne veux pas que tu regardes les autres femmes… Ta petite frimousse pour moi, ta petite bouche, pour moi… tes grands yeux pour moi!… Tu m’aimes bien, dis?…
– Oh! oui… Pour sûr…
– Dis le encore…
– Ah! pour sûr!…
Elle lui sauta au cou, et, la gorge haletante, bégayant des mots d’amour, elle l’entraîna dans la pièce voisine.
William me dit:
– Ce qu’elle en pince!… Et ce qu’il lui coûte gros, ce gamin… La semaine dernière, elle l’a encore habillé tout à neuf. C’est pas vous qui m’aimeriez comme ça!…
Cette scène m’avait profondément émue, et tout de suite je vouai à la pauvre Eugénie une amitié de sœur… Ce gamin ressemblait à M. Xavier… Du moins, entre ces deux jolis êtres de pourriture, il y avait une similitude morale. Et ce rapprochement me rendit triste, oh! triste, infiniment. Je me revis dans la chambre de M. Xavier, le soir où je lui donnai les quatre-vingt-dix francs… Oh! ta petite frimousse, ta petite bouche, tes grands yeux!… C’étaient les mêmes yeux froids et cruels, la même ondulation du corps… c’était le même vice qui brillait à ses prunelles et donnait au baiser de ses lèvres quelque chose d’engourdissant, comme un poison…
Je me dégageai des bras de William, devenu de plus en plus entreprenant:
– Non… lui dis-je, un peu sèchement… pas ce soir…
– Mais tu avais promis d’être chouette avec Bibi?…
– Pas ce soir…
Et, m’arrachant à son étreinte, j’arrangeai un peu le désordre de mes cheveux, le chiffonnement de mes jupes, et je dis:
– Ah! bien, tout de même!… ça ne traîne pas avec vous…
Naturellement, je ne voulus rien changer aux habitudes de la maison, dans le service. William faisait le ménage, à la va comme je te pousse. Un coup de balai par-ci, de plumeau par-là… ça y était. Le reste du temps, il bavardait, fouillait les tiroirs, les armoires, lisait les lettres qui, d’ailleurs, traînaient de tous les côtés et dans tous les coins. Je fis comme lui. Je laissai s’accumuler la poussière sur et sous les meubles, et je me gardai bien de rien toucher au désordre des salons et des chambres. À la place des maîtres, moi, j’aurais eu honte de vivre dans un intérieur pareillement torchonné. Mais ils ne savaient pas commander, et, timides, redoutant les scènes, ils n’osaient jamais rien dire. Si, parfois, à la suite d’un manquement trop visible ou trop gênant, ils se hasardaient jusqu’à balbutier: «Il me semble que vous n’avez pas fait ceci ou cela», nous n’avions qu’à répondre sur un ton où la fermeté n’excluait pas l’insolence: «Je demande bien pardon à Madame… Madame se trompe… Et si Madame n’est pas contente…» Alors, ils n’insistaient plus et tout était dit… Jamais je n’ai rencontré, dans ma vie, des maîtres ayant moins d’autorité sur leurs domestiques, et plus godiches!… Vrai, on n’est pas serins , comme ils l’étaient…
Il faut rendre à William cette justice qu’il avait su mettre les choses sur un bon pied dans la boîte. William avait une passion, commune à beaucoup de gens de service: les courses. Il connaissait tous les jockeys, tous les entraîneurs, tous les bookmakers, et aussi quelques gentilshommes très galbeux, des barons, des vicomtes, qui lui montraient une certaine amitié, sachant qu’il possédait, de temps à autre, des tuyaux épatants… Cette passion qui, pour être entretenue et satisfaite, demande des sorties nombreuses et des déplacements suburbains, ne s’accorde pas avec un métier peu libre et sédentaire, comme est celui de valet de chambre. Or, William avait réglé sa vie ainsi: après le déjeuner, il s’habillait et sortait… Ce qu’il était chic avec son pantalon à carreaux noirs et blancs, ses bottines vernies, son pardessus mastic et ses chapeaux… Oh! les chapeaux de William, des chapeaux couleur d’eau profonde, où les ciels, les arbres, les rues, les fleuves, les foules, les hippodromes se succédaient en prodigieux reflets!… Il ne rentrait qu’à l’heure d’habiller son maître, et, le soir, après le dîner, souvent, il repartait ayant, disait-il, d’importants rendez-vous, avec des Anglais. Je ne le revoyais que la nuit, très tard, un peu ivre de cocktail, toujours… Toutes les semaines, il invitait des amis à dîner, des cochers, des valets de chambre, des gens de courses, ceux-ci, comiques et macabres avec leurs jambes torses, leurs genoux difformes, leur aspect de crapuleux cynisme et de sexe ambigu. Ils parlaient chevaux, turf, femmes, racontaient sur leurs maîtres des histoires sinistres – à les entendre, ils étaient tous pédérastes – puis, quand le vin exaltait les cerveaux, ils s’attaquaient à la politique… William y était d’une intransigeance superbe et d’une terrible violence réactionnaire.
– Moi, mon homme, criait-il… c’est Cassagnac… Un rude gars, Cassagnac… un luron… un lapin!… Ils en ont peur… Ce qu’il écrit, celui-là… c’est tapé!… Oui, qu’ils se frottent à ce lapin-là, les sales canailles!…
Et, tout à coup, au plus fort du bruit, Eugénie se levait, plus pâle et les yeux brillants, bondissait vers la porte. Le petit entrait, sa jolie figure étonnée de ces gens inaccoutumés, de ces bouteilles vidées, du pillage effréné de la table. Eugénie avait réservé pour lui un verre de champagne et une assiette de friandises… Puis, tous les deux, ils disparaissaient dans la pièce voisine…
– Oh! ta petite frimousse… ta petite bouche… tes grands yeux!…
Ce soir-là, le panier des parents contenait des parts plus larges et meilleures. Il fallait bien qu’ils profitassent de la fête, ces braves gens…
Un jour, comme le petit tardait, un gros cocher, cynique et voleur, qui était de toutes ces fêtes, voyant Eugénie inquiète… lui dit:
– Vous tarabustez donc pas… Elle va venir tout à l’heure, votre tapette.
Eugénie se leva, frémissante et grondante:
– Qu’est-ce que vous avez dit, vous?… Une tapette… ce chérubin?… Répétez voir un peu?… Et quand même… si ça lui fait plaisir à cet enfant… Il est assez joli pour ça… il est assez joli pour tout… vous savez?
– Bien sûr, une tapette… répliqua le cocher, dans un rire gras… allez-donc demander ça au comte Hurot, là, à deux pas, dans la rue Marb…
Il n’eut pas le temps d’achever… Un soufflet retentissant lui coupa la parole…
À ce moment, le petit apparut derrière la porte… Eugénie courut à lui…
– Ah! mon chéri… mon amour… viens vite… ne reste pas avec ces voyous-là…
Je crois tout de même que le gros cocher avait raison.
William me parlait souvent d’Edgar, le célèbre piqueur du baron de Borgsheim. Il était fier de le connaître, l’admirait presque autant que Cassagnac… Edgar et Cassagnac, tels étaient les deux grands enthousiasmes de sa vie… Je crois qu’il eût été dangereux d’en plaisanter et même d’en discuter avec lui… Quand il rentrait, la nuit, tard, William s’excusait en me disant: «J’étais avec Edgar.» Il semblait que d’être avec Edgar, cela vous constituât non seulement une excuse, mais une gloire.
– Pourquoi ne l’amènes-tu pas dîner, que je le voie, ton fameux Edgar?… demandai-je un jour.
William fut scandalisé de cette idée… et il affirma, avec hauteur:
– Ah! ça!… est-ce que tu t’imagines qu’Edgar voudrait dîner avec de simples domestiques?
C’est d’Edgar que William tenait cette méthode incomparable de lustrer ses chapeaux… Une fois, aux courses d’Auteuil, Edgar fut abordé par le jeune marquis de Plérin.
– Voyons, Edgar, supplia le marquis… comment obtenez-vous vos chapeaux?…
– Mes chapeaux, monsieur le marquis?… répondit Edgar, flatté, car le jeune Plérin, voleur aux courses et tricheur au jeu, était alors une des personnalités les plus fameuses du monde parisien… C’est très simple… seulement, c’est comme le gagnant, il faut le savoir… Eh bien, voici… Tous les matins, je fais courir mon valet de chambre pendant un quart d’heure… Il sue, n’est-ce pas?… Et la sueur, ça contient de l’huile… Alors, avec un foulard de soie très fine, il recueille la sueur de son front, et il lustre mes chapeaux avec… Ensuite, le coup de fer… Mais il faut un homme propre et sain… de préférence un châtain… car les blonds sentent fort quelquefois… et toutes les sueurs ne conviennent pas… L’année dernière, j’ai donné la recette au prince de Galles…