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XII ANGOISSE

J’avais l’intention de prendre mon manteau, ma canne et d’aller dîner dans la petite auberge Zum alten Ungelt où tous les soirs Zwakh, Vrieslander et Prokop restaient jusque tard dans la nuit à se raconter des histoires insensées; mais à peine étais-je entré chez moi que le projet tomba, comme si des mains m’avaient arraché un linge ou quelque chose que je portais sur moi.

Il y avait dans l’air une tension dont je ne m’expliquais pas la cause, mais qui existait néanmoins, quasi tangible, et se communiqua si violemment à moi qu’au bout de quelques secondes je ne savais plus par où commencer tant j’étais agité: allumer la lumière, fermer la porte derrière moi, m’asseoir, ou faire les cent pas.

Quelqu’un s’était-il glissé chez moi pendant mon absence? Était-ce l’angoisse d’un homme devant une apparition inopinée qui s’emparait de moi? Wassertrum était-il caché là? Je plongeai la main derrière les rideaux, ouvris l’armoire, jetai un coup d’œil dans la pièce contiguë: personne.

La cassette elle-même était à sa place, intacte. Ne valait-il pas mieux brûler les lettres afin d’être débarrassé à jamais de ce souci? Je cherchai déjà la clé dans ma poche de gilet, mais fallait-il faire cela tout de suite? J’avais encore le temps jusqu’au lendemain matin.

D’abord donner de la lumière! Impossible de trouver les allumettes.

La porte était-elle verrouillée? Je reculai de quelques pas. M’arrêtai de nouveau. Pourquoi soudain cette angoisse?

Je voulus me reprocher ma lâcheté, mes pensées s’immobilisèrent. Au beau milieu de la phrase.

Une idée folle me vint brusquement à l’esprit: vite, vite, monter sur la table, empoigner un siège et assommer la «chose» qui rampait sur le sol, si… si elle s’approchait.

– Il n’y a personne ici, dis-je tout fort avec colère. Est-ce que tu as jamais eu peur dans ta vie?

Rien à faire. L’air que je respirais devint subtil et coupant comme l’éther.

Si seulement j’avais vu quelque chose, n’importe quoi: fût-ce ce que l’on pouvait concevoir de plus horrible, la peur m’aurait quitté instantanément. Mais rien.

Je fouillai du regard les moindres recoins. Rien. Partout les objets bien connus: les meubles, la lampe, la gravure, l’horloge, vieux amis inanimés et fidèles. J’espérais qu’ils se métamorphoseraient sous mes yeux, me donnant la possibilité d’attribuer l’angoisse qui m’étranglait à une illusion des sens.

Même pas cela. Ils restaient obstinément semblables à eux-mêmes. Bien plus figés qu’il n’eût été naturel dans la pénombre ambiante.

«Ils sont soumis à la même contrainte que toi. Ils n’osent pas risquer le moindre mouvement», me dis-je.

Pourquoi l’horloge ne fait-elle plus tic-tac? L’attente crispée avale tous les bruits.

Je secouai la table, tout étonné d’entendre ses craquements.

Si seulement le vent voulait siffler autour de la maison! Même pas cela! Ou le bois pétiller dans le poêle, le feu était éteint.

Et toujours, constamment, cette même attente dans l’air, ce guet effrayant, sans une pause, sans une lacune, comme l’écoulement de l’eau.

Cette tension inutile de tous mes sens prêts à bondir! Je désespérai de pouvoir la supporter. La pièce pleine d’yeux que je ne voyais pas, pleine de mains errantes que je ne pouvais attraper.

«C’est la terreur qui s’engendre elle-même, l’horreur paralysante du Non-Être insaisissable qui n’a pas de forme et ronge les frontières de notre pensée.»

Je me raidis et attendis.

J’attendis bien un quart d’heure: peut-être la «chose» se laisserait-elle tenter, elle ramperait vers moi, par derrière, et je pourrais alors l’attraper. Je me retournai d’un brusque élan: toujours rien.

Ce même «rien» dévoreur de limites, qui n’était pas et emplissait pourtant la pièce de sa vie épouvantable.

Et si je m’enfuyais? Qu’est-ce qui m’en empêchait?

«Il me suivrait.» Je le sus aussitôt avec une inéluctable certitude. Et aussi qu’il ne me servirait à rien de donner de la lumière, pourtant je cherchai le bougeoir jusqu’à ce que je l’eusse trouvé. Mais la mèche ne voulait pas s’allumer et s’obstina à rougeoyer pendant un grand moment: la petite flamme ne parvenait ni à vivre, ni à mourir et quand à force de lutter, elle conquit enfin une existence cachexique, elle demeura sans éclat, jaune comme du cuivre sale. Non, l’obscurité valait encore mieux. J’éteignis et me jetai tout habillé sur le lit. Comptai les battements de mon cœur: un, deux, trois, quatre… jusqu’à mille, puis toujours recommençant, des heures, des jours, des semaines, me semblait-il, jusqu’à ce que ma bouche se dessèche et que mes cheveux se hérissent: pas une seconde de soulagement. Pas une seule.

Je commençai à prononcer des mots, tout haut, comme ils me venaient sur les lèvres: «prince», «arbre», «enfant», «livre», et à les répéter convulsivement jusqu’à ce qu’ils se dressent soudain tout nus devant moi, bruits effrayants d’un temps immémorial, m’obligeant à réfléchir de toutes mes forces pour retrouver leur signification: p-r-i-n-c-e? l-i-v-r-e?

N’étais-je pas déjà fou? Ou mort? Je tâtai autour de moi.

Me lever! M’asseoir dans le fauteuil! Je me laissai tomber sur le siège.

Si seulement la mort venait enfin! Ne plus sentir cette présence aux aguets, exsangue, effrayante!

– Je ne veux pas, je ne veux pas! criai-je. Vous n’entendez donc pas?

Je retombai, sans force. Sans pouvoir saisir que j’étais encore vivant. Incapable de la moindre pensée, du moindre geste, je regardai fixement devant moi.

«Pourquoi me tend-il ces grains si obstinément?»

L’idée m’effleura, puis revint. Reflua. Revint.

Lentement, très lentement, je me rendis compte qu’un être bizarre se tenait devant moi, peut-être était-il là depuis que j’étais assis, et me tendait la main. Une silhouette grise aux larges épaules, de la taille d’un adulte trapu, appuyée sur un bâton de bois blanc tourné en spirale. À la place où la tête aurait dû se trouver, je ne distinguais qu’une boule de vapeur pâle. Une morne odeur de santal et de paille mouillée émanait de l’apparition.

Un sentiment d’impuissance totale me fit presque défaillir. Ce que l’angoisse qui me rongeait les nerfs avait évoqué pendant tout ce temps s’était métamorphosé en une terreur mortelle et avait pris forme dans cette créature.

L’instinct de conservation me disait que je deviendrais fou de peur si jamais je voyais le visage du fantôme, m’en avertissait, me le hurlait aux oreilles, et pourtant, attiré comme par un aimant, je ne pouvais détourner les yeux de la boule pâle dans laquelle je recherchais avidement les yeux, le nez, la bouche. Mais j’avais beau m’évertuer, la vapeur demeurait immuable. Je parvenais bien à poser des têtes de toutes les façons sur le tronc, mais chaque fois je savais qu’elles étaient nées de ma seule imagination. D’ailleurs, elles se dissolvaient toujours, presque à l’instant où je les avais créées.

Seule la forme d’une tête d’ibis égyptien persista un peu plus longtemps.

Les contours du fantôme flottaient, à peine marqués dans l’obscurité, se resserraient imperceptiblement, puis se dilataient de nouveau, comme au rythme d’une respiration lente qui parcourait la silhouette entière, seul mouvement discernable. À la place des pieds, touchant le sol, des moignons osseux dont la chair, grise et vide de sang, était remontée jusqu’à la cheville en bourrelets gonflés.

Immobile, l’apparition me tendait la main. Elle contenait de petits grains. Gros comme des haricots, de couleur rouge, avec des points noirs sur les bords.

Que devais-je en faire?

Je me sentais accablé; une responsabilité monstrueuse pèserait sur moi, dépassant de loin tout ce qui était en ce monde, si je ne faisais pas ce qu’il fallait faire à cet instant.

Je pressentais deux plateaux de balance, chacun chargé du poids d’un hémisphère, qui oscillaient quelque part dans l’empire des causes premières, celui sur lequel je jetterais un grain de poussière s’abaisserait jusqu’au sol.

Je compris que c’était cela l’attente effrayante qui m’environnait! Ma raison me disait: «Ne bouge pas un doigt, même si de toute l’éternité la mort ne devait jamais venir pour te délivrer de cette torture.» Mais un murmure s’élevait en moi: ce serait encore faire un choix, tu aurais refusé les grains. Ici, pas de retour en arrière.

Je regardai autour de moi, cherchant quelque signe qui m’indiquât ce que je devais faire. Rien. En moi non plus, aucun conseil, aucune inspiration, tout était mort, péri.

Je reconnus en cet instant effroyable que la vie de myriades d’hommes ne pèse pas plus qu’une plume.

Il devait faire nuit noire, car je pouvais à peine distinguer les murs de ma chambre.

À côté, dans l’atelier, des pas; j’entendis quelqu’un pousser des armoires, tirer des tiroirs, jeter des objets sur le sol, il me sembla reconnaître la voix de Wassertrum lancer des jurons incandescents de sa basse râlante, mais je n’y prêtai pas attention. Cela n’avait pas plus d’importance pour moi que le grattement d’une souris. Je fermai les yeux.