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Je restai interdit. Oui, oui, c’était vrai. En réalité pourquoi vivais-je là? Je ne pouvais me l’expliquer. Je me répétai machinalement, l’esprit ailleurs: qu’est-ce qui t’attache à cette maison. Incapable de trouver une réponse, j’oubliai un instant où je me trouvais. Brusquement je me trouvai transporté très haut, dans un jardin, respirant l’odeur enchantée des lilas en fleurs, la ville à mes pieds…

– Est-ce que j’ai touché une blessure? Est-ce que je vous ai fait mal? La voix de Mirjam semblait me parvenir de très, très loin.

Penchée sur moi, elle me regardait les yeux dans les yeux, l’air angoissé. J’avais dû rester là, pétrifié, pendant longtemps pour qu’elle fût si inquiète.

J’hésitai un instant, puis tout à coup, les digues se rompirent violemment en moi, un flot m’inonda et j’épanchai tout ce qu’il y avait dans mon cœur. Je lui racontai, comme à un vieil ami qu’on a connu toute sa vie et pour qui on n’a pas de secrets, la situation dans laquelle je me trouvais, la manière dont j’avais appris, par un récit de Zwakh, que j’avais été fou autrefois et que le souvenir de mon passé m’avait été arraché. Comment, depuis peu, des images de plus en plus nombreuses avaient surgi en moi qui devaient nécessairement avoir leurs racines dans ce passé et que je tremblais à la pensée du moment où tout ce que j’avais vécu se découvrirait à mes yeux pour me déchirer de nouveau. Je tus seulement ce qui m’eût obligé à mettre son père en cause: mes aventures dans les passages souterrains et ce qui s’en était suivi.

Elle s’était approchée tout contre moi et m’écoutait avec une sympathie profonde, haletante, qui me faisait un bien indicible. Enfin j’avais trouvé une créature humaine à laquelle je pourrais me confier quand ma solitude morale deviendrait trop lourde! Certes, Hillel était toujours là, mais seulement comme un être venu d’au-delà les nuages, qui apparaissait et disparaissait telle une lumière, inaccessible en dépit de tous mes efforts. Je le lui dis et elle me comprit. Elle aussi le voyait ainsi, bien que ce fût son père.

Il avait un amour infini pour elle et elle pour lui.

– Et pourtant je suis séparée de lui comme par une cloison de verre que je ne peux briser, me confia-t-elle. Aussi loin que remontent mes souvenirs, il en a été ainsi. Quand, enfant, je le voyais en rêve debout près de mon lit, il portait toujours les ornements du grand-prêtre: les tables de la Loi en or avec les douze pierres sur la poitrine et des rayons de lumière bleuâtre jaillissant de ses tempes. Je crois que son amour est de ceux qui vivent au-delà du tombeau, trop grand pour que nous puissions le comprendre. C’est ce que disait toujours ma mère quand nous parlions de lui, en cachette.

Elle frissonna soudain de tout son corps. Je voulus me lever d’un bond, mais elle me retint.

«Ne vous inquiétez pas. Ce n’est rien. Seulement un souvenir. Quand ma mère est morte, personne d’autre que moi ne sait à quel point il l’a aimée, j’étais encore toute petite fille alors, j’ai cru étouffer de douleur, j’ai couru vers lui, je me suis accrochée à sa redingote, je voulais hurler et je ne pouvais pas parce que tout était paralysé en moi, et, et alors – j’en ai encore froid dans le dos quand j’y pense – il m’a regardée en souriant, il m’a embrassée sur le front et il m’a passé la main sur les yeux… À partir de ce moment-là et jusqu’à aujourd’hui, toute la douleur que j’ai pu éprouver d’avoir perdu ma mère a été comme abolie en moi, extirpée. Je n’ai pas pu verser une larme à son enterrement; je voyais le soleil dans le ciel telle la main resplendissante de Dieu et je me demandais pourquoi les gens pleuraient. Mon père marchait lentement derrière le cercueil, à côté de moi et quand je levais les yeux vers lui, il me souriait chaque fois doucement et je sentais un frémissement d’horreur parcourir la foule qui nous regardait.

– Et vous êtes heureuse, Mirjam? Vraiment heureuse? La pensée d’avoir pour père un être qui surpasse toute l’humanité ne vous fait-elle pas peur parfois? demandai-je doucement.

Elle secoua joyeusement la tête.

– Je vis comme dans un sommeil bienheureux. Quand vous m’avez demandé il y a un instant, monsieur Pernath, si je n’avais pas de soucis et pourquoi nous habitions ici, j’ai failli en rire. Est-ce que la nature est belle? Oui, bien sûr, les arbres sont verts et le ciel est bleu, mais je me représente bien mieux tout cela en fermant les yeux. Faut-il être assise dans une prairie pour les voir? Et les petites privations et… et la faim? Tout cela est compensé au centuple par l’espoir et l’attente.

– L’attente? demandai-je étonné.

– L’attente du miracle, vous ne connaissez pas cela? Alors, vous êtes un très, très pauvre homme. Comment peut-on connaître si peu de choses?! Voyez-vous, c’est une des raisons pour lesquelles je ne sors jamais et ne fréquente personne. J’avais bien quelques amies autrefois – juives naturellement, comme moi – mais nous parlions toujours dans le vide; elles ne me comprenaient pas et je ne les comprenais pas. Quand je parlais de miracle, au début, elles croyaient à une plaisanterie et quand elles voyaient à quel point j’étais sérieuse et aussi que je ne donnais pas le même sens au mot que les Allemands avec leurs lunettes, que pour moi ce n’était pas la croissance régulière de l’herbe, mais bien plutôt le contraire, elles m’auraient volontiers crue folle; seulement ce qui les gênait, c’est que j’ai l’esprit assez délié, j’ai appris l’hébreu et l’araméen, je suis capable de lire les targoumim et les midraschim. Elles avaient fini par trouver un mot qui ne signifiait plus rien du tout: selon elles, j’étais «exaltée».

«Quand je voulais leur faire comprendre que pour moi l’essentiel dans la Bible et les autres textes sacrés, c’était le miracle, rien que le miracle, et non pas les préceptes de morale qui ne peuvent être que des chemins dérobés pour arriver à lui – elles ne savaient que répondre par des lieux communs, parce qu’elles n’osaient pas admettre ouvertement qu’elles ne croyaient qu’aux passages des textes religieux qui auraient aussi bien pu se trouver dans les codes civils. Dès qu’elles entendaient le mot miracle, elles se sentaient mal à l’aise. Elles disaient que le sol se dérobait sous leurs pieds.

«Comme s’il pouvait y avoir quelque chose de plus magnifique que de sentir le sol se dérober sous les pieds!

«J’ai entendu une fois mon père dire que le monde était là uniquement pour être désintégré par notre pensée, c’est alors et alors seulement que commence la vie. Je ne sais pas ce qu’il entendait par la vie, mais j’ai parfois l’impression qu’un jour je m’éveillerai. Encore que je ne puisse pas me représenter dans quel état je me retrouverai. Et je pense toujours qu’à partir de ce moment-là, les miracles se produiront sûrement.

«Mes amies me demandaient souvent si j’avais déjà vécu un de ces moments que j’attendais sans cesse et quand je leur disais que non, elles devenaient aussitôt toutes joyeuses et triomphantes. Dites-moi, monsieur Pernath, est-ce que vous pouvez comprendre des cœurs pareils, vous? Je me serais bien gardée de leur révéler que j’en avais connu des miracles – les yeux de Mirjam étincelèrent – tout petits, microscopiques, mais de vrais miracles.

Les larmes de joie étouffaient presque sa voix.

«Mais vous, vous me comprendrez: souvent pendant des semaines, des mois même – le ton baissait de plus en plus – nous n’avons vécu que de miracles. Quand il n’y avait plus de pain dans la maison, mais là plus une miette, je savais que l’heure était venue! Je m’asseyais ici et j’attendais, j’attendais jusqu’à ce que mon cœur batte si fort que je pouvais à peine respirer. Et puis, quand l’inspiration me poussait, je descendais en courant, je marchais de-ci de-là dans les rues, aussi vite que je pouvais pour être rentrée à la maison avant que mon père arrive. Et… et chaque fois je trouvais de l’argent. Plus ou moins selon les jours, mais toujours assez pour acheter l’indispensable. Souvent il y avait une pièce d’un gulden au milieu du trottoir; je la voyais briller de loin et les gens la piétinaient, glissaient sur elle, mais aucun n’y faisait attention. Cela me rendait si présomptueuse parfois, que je ne sortais pas tout de suite; je cherchais d’abord par terre dans la cuisine, comme une enfant, pour voir s’il ne serait pas tombé du ciel de l’argent ou du pain.

Une idée me traversa l’esprit et j’en souris de joie. Elle le vit.

«Ne riez pas, monsieur Pernath, supplia-t-elle. Croyez-moi, je sais que ces miracles grandiront et qu’un jour…

Je la calmai.

– Mais je ne ris pas, Mirjam. Qu’est-ce que vous allez penser là! Je suis infiniment heureux que vous ne soyez pas comme les autres qui cherchent les causes habituelles derrière tous les effets et se cabrent quand ils ne les trouvent pas, nous dans ces cas-là, nous nous écrions: Dieu soit loué!

Elle me tendit la main.

– Et, n’est-ce pas, vous ne direz plus jamais que vous voulez m’aider, ou nous aider? Maintenant que vous savez que vous me voleriez un miracle, est-ce que vous le feriez?

Je lui promis. Mais non sans une réserve dans mon for intérieur.

Puis la porte s’ouvrit et Hillel entra. Mirjam l’embrassa et il me salua. Cordialement, avec beaucoup d’amitié, mais de nouveau ce «vous» si froid. En outre une légère fatigue ou une incertitude semblait peser sur lui. Ou bien est-ce que je me trompais? Peut-être était-ce l’effet de la pénombre qui emplissait la pièce.