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Des visages humains se mirent à passer en longues files devant moi. Paupières closes, masques mortuaires figés: ma propre race, mes propres ancêtres.

– Toujours la même conformation du crâne, si différents que les types pussent paraître – avec les cheveux rasés, bouclés et coupés court, les perruques à marteau et les toupets serrés dans des anneaux – ils sortaient du tombeau à travers les siècles jusqu’à ce que les traits me deviennent de plus en plus familiers et se fondent enfin en un dernier visage: celui du Golem avec lequel la chaîne de mes ancêtres se brisait.

Alors les ténèbres achevèrent de dissoudre ma chambre en un espace vide infini au milieu duquel je me savais assis dans mon fauteuil et devant moi l’ombre grise au bras tendu.

Mais lorsque j’ouvris les yeux, des êtres inconnus nous entouraient, disposés en deux cercles qui se coupaient pour former un huit: ceux d’un cercle étaient enveloppés de vêtements aux reflets violets, ceux de l’autre, noir rougeâtre. Des hommes d’une race étrangère, à la stature immense, à la force hors nature, le visage caché derrière des voiles les étincelants.

Les battements violents dans ma poitrine me disaient que le moment de la décision était venu. Mes doigts se tendirent vers les grains – et je vis alors comme un frémissement parcourir les silhouettes du cercle rouge.

Fallait-il repousser les grains? Le frémissement gagna le cercle bleu – je regardai attentivement l’homme sans tête; il était toujours là, dans la même position, immobile comme avant.

Même sa respiration avait cessé.

Je levai le bras sans savoir encore ce que je devais faire et frappai la main tendue du fantôme si fort que les grains roulèrent sur le sol.

L’espace d’un instant, bref comme une décharge électrique, je perdis connaissance et crus tomber dans un gouffre sans fond puis je constatai que j’étais solidement campé sur mes pieds. La créature grise avait disparu. De même que celles du cercle rouge. En revanche, les silhouettes bleues avaient formé un cercle autour de moi; elles portaient une inscription en hiéroglyphes d’or sur la poitrine et la main levée en silence – on eût dit d’un serment – tenaient entre le pouce et l’index les grains rouges que j’avais fait tomber de la main du fantôme sans tête.

J’entendis dehors la grêle marteler furieusement la fenêtre et le tonnerre déchirer l’air en mugissant.

Un orage d’hiver balayait la ville dans sa rage insensée. Au travers de ses hurlements les coups de canons sourds annonçant la débâcle des glaces sur la Moldau arrivaient à intervalles rythmés.

La pièce flamboyait à la lueur des éclairs qui se succédaient sans interruption. Je me sentis soudain si faible que mes genoux se mirent à trembler et je dus m’asseoir.

– Sois en paix, dit très distinctement une voix à côté de moi. Sois bien en paix, la nuit prédestinée de Lelchimourim est sous la protection de Dieu.

Progressivement, l’orage se calma et le vacarme assourdissant fit place au tambourinage monotone des grêlons sur les toits.

La lassitude avait envahi mes membres à un tel point que je ne percevais plus qu’avec des sens émoussés et comme en rêve ce qui se passait autour de moi.

Quelqu’un dans le cercle prononça les mots: Celui que vous cherchez n’est pas ici. Les autres répondirent quelque chose dans une langue étrangère. Sur ce, le premier dit à nouveau une phrase, très bas, qui contenait un nom:

Hénoch

mais je ne compris pas le reste: le vent apportait avec trop de force les gémissements des glaces qui se brisaient sur la rivière.

Alors une des figures se détacha du cercle, s’avança devant moi, me montra les hiéroglyphes sur sa poitrine – c’étaient les mêmes que ceux des autres – et me demanda si je pouvais les déchiffrer.

Comme, bégayant d’épuisement, je lui disais que non, l’apparition tendit la paume de la main vers moi et l’inscription étincela sur ma poitrine, en caractères d’abord latins:

CHABRAT ZEREH AUR BOCHER [2]

qui se transformèrent ensuite lentement en une écriture inconnue. Et je sombrai dans un sommeil profond, sans rêves, comme je n’en avais pas connu depuis la nuit où Hillel m’avait délié la langue.

[2] Ce qui signifie: «Confrérie des descendants de la première lumière.»