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XIII INSTINCT

Les heures des derniers jours avaient fui à tire d’aile. C’est à peine si je prenais le temps de manger. Un besoin irrésistible d’activité extérieure m’avait rivé à ma table de travail de l’aube au crépuscule. L’opale taillée était achevée et Mirjam en avait été heureuse comme une enfant. La lettre «I» dans le livre Ibbour était réparée elle aussi. Je m’adossai dans mon fauteuil et laissai sereinement défiler devant moi tous les petits incidents des heures récentes.

La vieille femme qui faisait mon ménage était arrivée en courant, le matin après l’orage, pour m’annoncer que le pont de pierre s’était écroulé pendant la nuit. Bizarre! Écroulé! Peut-être juste au moment où les grains… non, non, l’idée à chasser, ce qui était arrivé alors pouvait s’accommoder d’un vernis de calme raison et je me proposais de le laisser enfoui dans ma poitrine jusqu’à ce qu’il s’éveillât à nouveau de lui-même, mais je ne voulais pas y toucher.

Bien peu de temps auparavant, j’étais passé sur ce pont, j’avais vu les statues de pierre et maintenant cette construction qui avait résisté aux siècles était en ruines! J’éprouvais une certaine mélancolie à la pensée que je ne mettrais plus jamais le pied sur lui. Même si on le reconstruisait, ce ne serait plus le vieux pont de pierre mystérieux.

Pendant des heures, alors que je taillais l’opale, j’y avais repensé et, tout aussi naturellement que si je ne l’avais jamais oublié, le souvenir était devenu vivant en moi: celui des innombrables fois où, enfant et aussi par la suite, j’avais levé les yeux sur l’image de la sainte Luitgard et de tous les autres, désormais engloutis dans l’eau mugissante.

Les mille petites choses si chères que je disais miennes dans ma jeunesse, je les avais revues en esprit, et mon père et ma mère et mes camarades de classe. Seule la maison où j’avais habité m’échappait toujours.

La sensation que soudain tout se dénouait naturellement et simplement en moi était si confortable.

Quand, l’avant-veille, j’avais pris le livre Ibbour dans la cassette – il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût maintenant l’aspect qu’a un vieux recueil de parchemin orné d’initiales précieuses – la chose m’avait parue toute naturelle. Je n’arrivais pas à comprendre qu’il eût jamais pu me produire l’effet d’un spectre. Il était écrit en hébreu, donc totalement incompréhensible pour moi. Quand l’inconnu viendrait-il le rechercher?

La joie de vivre qui s’était secrètement glissée en moi pendant le travail s’éveilla de nouveau dans toute sa fraîcheur revigorante et chassa les pensées nocturnes qui voulaient m’assaillir par derrière, en traître.

Très vite, je pris le portrait d’Angélina – j’en avais coupé la dédicace inscrite au bas – et l’embrassai. Tout cela était fou, insensé, mais pour une fois, pourquoi ne pas rêver de bonheur, saisir le présent lumineux et s’en réjouir comme on se réjouit d’une bulle de savon? Ce que le désir de mon cœur faisait miroiter à mes yeux ne pourrait-il se réaliser? Était-il donc si totalement impossible que je devinsse célèbre du jour au lendemain? Égal à elle bien que d’extraction inférieure? Au moins l’égal du Dr Savioli? Je pensai à la pierre taillée de Mirjam: si j’en réussissais encore une comme celle-là, aucun doute possible, les meilleurs artistes de tous les temps n’avaient jamais rien créé de meilleur.

Et si l’on admettait un hasard, un seul: la mort subite du mari d’Angélina? Des ondes brûlantes et glacées me parcouraient: un minuscule hasard et mon espoir, mon espoir le plus audacieux prenait forme. Le bonheur qui m’échoirait alors en partage ne tenait qu’à un mince fil qui pouvait se rompre d’une heure à l’autre.

Mille choses plus extraordinaires ne m’étaient-elles pas déjà arrivées? Des choses dont l’humanité ne soupçonnait même pas l’existence?

N’était-ce pas un miracle qu’en l’espace de quelques semaines des dons artistiques se fussent éveillés en moi qui me haussaient déjà bien au-dessus de la moyenne? Et je n’étais encore qu’au début du chemin. N’avais-je donc pas droit au bonheur?

Mysticisme serait-il synonyme d’apathie sans désir? J’accentuai le «oui» en moi: rêver encore une heure seulement, une minute, une courte existence d’homme?

Et je rêvai les yeux ouverts. Les pierres précieuses sur la table grossissaient, grossissaient et faisaient ruisseler tout autour de moi des cascades multicolores. Des arbres d’opale groupés en bosquets réfléchissaient les ondes lumineuses du ciel, leurs bleus scintillaient comme les ailes d’un gigantesque papillon tropical, gerbes d’étincelles au-dessus de prairies pleines des chaudes senteurs de l’été. J’avais soif et je rafraîchissais mes membres dans le bouillonnement glacé des ruisseaux qui bruissaient sur les blocs de rochers en nacre. Un souffle torride passé sur les pentes recouvertes de fleurs m’enivrait du parfum des jasmins, des jacinthes, des narcisses, des daphnés…

Intolérable! Intolérable! J’effaçai l’image. J’avais soif.

Tels étaient donc les tourments du paradis.

J’ouvris violemment la fenêtre et le vent tiède du dégel glissa sur mon front. L’odeur du printemps qui approchait était partout. Mirjam. Impossible de ne pas penser à Mirjam. Mirjam se tenant au mur pour ne pas tomber quand elle était venue me raconter qu’un miracle avait eu lieu, un vrai miracle: elle avait trouvé une pièce d’or dans le pain que le boulanger posait entre les barreaux sur la fenêtre de la cuisine.

Je saisis ma bourse. Peut-être n’était-il pas encore trop tard pour faire apparaître un ducat comme par magie!

Chaque jour elle venait me voir, pour me tenir compagnie, disait-elle, mais en réalité elle ne parlait presque pas, tant elle était pleine du «miracle». L’événement l’avait bouleversée jusqu’au plus profond d’elle-même et quand je la revoyais devenant brusquement livide jusqu’aux lèvres sans raison apparente, sous le seul effet de ses souvenirs, je songeais que dans mon aveuglement je pouvais poser des actes dont les conséquences se répercuteraient à l’infini. Et si je rapprochais de tout cela les derniers mots, si sombres, de Hillel, un froid de glace m’envahissait.

La pureté du motif n’était pas une excuse à mes yeux, le but ne justifie pas les moyens, j’en étais persuadé. Et si le motif «aider les autres» n’était pur qu’en apparence? Quelque mensonge secret n’y était-il pas caché? Le désir présomptueux, encore qu’inconscient, de se pavaner dans le rôle de sauveur?

Je commençai à douter de moi-même. J’avais jugé Mirjam beaucoup trop superficiellement, la chose était évidente. Elle était la fille de Hillel, et cela suffisait pour qu’elle ne fût pas comme les autres. Comment avais-je pu être assez téméraire pour intervenir aussi inconsidérément dans sa vie intérieure, sans doute de cent coudées plus élevée que la mienne?

Le dessin de son visage, incomparablement plus accordé à l’époque de la VIe dynastie égyptienne – et même encore beaucoup plus spiritualisé – qu’à la nôtre, avec son type d’humanité raisonnante, aurait dû suffire à me mettre en garde.

«Seul l’imbécile fieffé se défie de l’apparence extérieure.» Où avais-je lu cela autrefois? Comme c’était vrai. Nous étions bon amis, Mirjam et moi; fallait-il lui avouer que c’était moi qui, jour après jour, glissais en cachette le ducat dans le pain?

Le coup serait trop soudain. Il l’assommerait. Je ne devais pas courir un tel risque, un procédé plus prudent s’imposait.

Affaiblir le «miracle» d’une manière ou d’une autre? Au lieu de mettre la pièce dans le pain, la poser sur une marche de l’escalier pour qu’elle la trouve en ouvrant sa porte, etc., etc.? Je me flattais d’inventer quelque façon de faire nouvelle, moins abrupte qui l’éloignerait peu à peu du miraculeux pour la ramener dans le quotidien. Oui! c’était la bonne solution. Ou bien trancher le nœud? Mettre son père dans le secret et lui demander conseil? Le rouge me monta au visage. J’aurais toujours le temps d’en venir là si tous les autres moyens échouaient.

Maintenant, à l’œuvre et sans perdre de temps!

J’eus alors une bonne inspiration: amener Mirjam à faire quelque chose de tout à fait exceptionnel, l’arracher pendant quelques heures à son cadre habituel afin qu’elle éprouvât d’autres impressions. Prendre une voiture et faire une promenade. Si nous évitions le quartier juif, qui nous reconnaîtrait? Peut-être la visite du pont écroulé l’intéresserait-elle? Le vieux Zwakh ou une de ses amies pourrait venir avec elle si elle jugeait monstrueux d’être en ma seule compagnie. J’étais fermement décidé à n’accepter aucune opposition.

Sur le pas de la porte, je faillis culbuter un homme qui se trouvait là. Wassertrum!

Il avait dû épier par le trou de la serrure, car au moment de la collision, il était plié en deux.

– Vous me cherchiez? lui demandai-je rudement.

Il marmonna quelques mots d’excuse dans son jargon impossible, puis acquiesça.

Je le priai de s’approcher et de s’asseoir, mais il resta debout contre la table, tiraillant convulsivement le bord de son chapeau. Une profonde hostilité, qu’il s’efforçait en vain de me dissimuler, se reflétait sur son visage et chacun de ses mouvements.

Jamais encore je ne l’avais vu d’aussi près. Ce n’était pas son effroyable laideur qui repoussait (elle me faisait plutôt pitié: elle lui donnait l’air d’un être à qui dès sa naissance la nature avait piétiné le visage avec rage et dégoût), non c’était autre chose, impondérable, qui émanait de lui. Le «sang», comme Charousek l’avait dit de façon si frappante. Involontairement, j’essuyai la main que je lui avais tendue.