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XIV FEMME

Où était donc Charousek?

Près de vingt-quatre heures s’étaient écoulées et il ne se montrait toujours pas. Avait-il oublié le signal dont nous étions convenu? Ou bien ne le voyait-il pas? J’allai à la fenêtre et orientai le miroir de manière que le rayon de soleil qui le frappait tombât directement sur le soupirail grillagé de son sous-sol.

L’intervention d’Hillel, la veille, m’avait un peu tranquillisé. Il m’aurait certainement averti si quelque danger se préparait.

En outre, Wassertrum ne pouvait plus entreprendre la moindre action d’importance; aussitôt après m’avoir quitté, il était rentré dans sa boutique – je jetai un coup d’œil en bas: parfaitement, il était là, immuable derrière ses plaques de foyer, comme je l’avais déjà vu au début de la matinée.

Intolérable cette éternelle attente!

L’air tiède du printemps qui entrait à flots par la fenêtre ouverte de la pièce voisine me rendait malade de langueur. Gouttes fondantes qui tombaient des toits! Et comme les minces filets d’eau étincelaient au soleil! Des fils invisibles me tiraient au-dehors. Rongé d’impatience j’allais et venais dans la pièce. Me jetais sur un fauteuil. Me relevais. Cette semence avide d’un amour indécis plantée dans ma poitrine ne voulait pas germer. Toute la nuit elle m’avait tourmenté! Une fois, c’était Angélina qui se serrait contre moi, ensuite je parlais apparemment en toute innocence avec Mirjam et à peine avais-je déchiré l’image que la première revenait pour m’embrasser; je sentais le parfum de ses cheveux, sa douce zibeline me chatouillait le cou, la fourrure glissait de ses épaules et elle devenait Rosina, qui dansait avec des yeux ivres à demi fermés, en frac, nue; et tout cela dans une somnolence qui était pourtant exactement comme une veille. Une exquise veille crépusculaire.

Vers le matin, mon double apparut auprès de moi, Habal Garmin semblable à une ombre, «l’haleine des os» dont Hillel avait parlé, et je le regardai les yeux dans les yeux: il était en ma puissance, obligé de répondre à toutes les questions que je lui poserais sur ce monde ou sur l’autre, et n’attendant que cela. Mais la soif du mystérieux demeura impuissante devant l’alanguissement de mon sang et se perdit dans les sables desséchés de ma raison. Je renvoyai le fantôme et il se ratatina en prenant la forme de la lettre aleph, grandit de nouveau, dressé devant moi telle la femme nue colossale que j’avais vue dans le livre Ibbour avec son pouls puissant comme un séisme, se pencha vers moi et je respirai l’odeur engourdissante de sa chair brûlante.

Charousek ne venait toujours pas. Les cloches chantaient dans les tours des églises. Je l’attends encore un quart d’heure et je m’en vais.

Parcourir les rues animées pleines de gens en vêtement de fête, me mêler au joyeux tourbillon dans les quartiers des riches, voir de jolies femmes aux visages coquets, aux mains et aux pieds étroits. Je me disais, pour m’excuser, que je rencontrerais peut-être Charousek par hasard. Pour faire passer le temps plus vite, je pris le vieux jeu de tarots sur le rayonnage des livres. Peut-être ses images me donneraient-elles une idée pour un projet de camée. Je cherchai le Fou. Introuvable. Où pouvait-il bien être passé?

Je fis une fois encore glisser les cartes sous mes yeux, perdu dans des réflexions sur leur sens caché. Le Pendu en particulier… que pouvait-il signifier? Un homme pendu à une corde entre ciel et terre, la tête tournée de côté, les bras attachés dans le dos, la jambe droite repliée sur la gauche, l’ensemble dessinant une croix sur un triangle inversé. Incompréhensible similitude.

Ah, enfin! Charousek! Ou bien pas encore?

Heureuse surprise, c’était Mirjam.

– Savez-vous Mirjam, que j’étais sur le point de descendre chez vous pour vous inviter à faire une promenade en voiture avec moi?

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais je ne m’en inquiétai nullement.

– Vous n’allez pas me refuser, n’est-ce pas? J’ai le cœur si heureux aujourd’hui, il faut absolument que ce soit vous, Mirjam, qui mettiez le couronnement à ma joie.

– Une promenade en voiture? répéta-t-elle, si déconcertée que je ne pus m’empêcher de rire.

– La proposition est donc tellement extraordinaire?

– Non, non, mais – elle cherchait ses mots – incroyablement singulière. Une promenade en voiture!

– Pas du tout singulière si vous réfléchissez que des centaines de milliers de gens en font, et ne font même rien autre en réalité toute leur vie.

– Oui, les autres!

Elle était toujours complètement décontenancée.

Je lui pris les deux mains.

– Ces satisfactions que les autres connaissent, je voudrais que vous en jouissiez aussi, Mirjam, et dans une mesure encore infiniment plus grande.

Elle devint soudain blanche comme un cadavre et je vis à la sourde fixité de son regard à quoi elle pensait.

J’en éprouvai un choc.

– Il ne faut pas toujours porter avec vous le… le miracle, Mirjam, lui dis-je. Ne voulez-vous pas me le promettre par amitié?

Elle entendit l’angoisse dans ma voix et me regarda d’un air étonné.

– S’il ne vous bouleversait pas à ce point, je pourrais me réjouir avec vous. Mais ainsi, non. Savez-vous que je m’inquiète beaucoup pour vous, Mirjam? Pour, pour… comment dirais-je? votre santé spirituelle! Ne prenez pas ce que je vais dire au pied de la lettre, mais je voudrais que le miracle n’ait jamais eu lieu.

J’attendis une contradiction, mais elle se contenta de hocher la tête, perdue dans ses pensées.

– Il vous dévore! N’ai-je pas raison, Mirjam?

Elle se ressaisit.

– Souvent, moi aussi, je souhaiterais presque qu’il n’ait pas eu lieu.

Ce fut comme un rayon d’espoir pour moi.

«Quand je me dis – elle parlait très lentement, perdue dans un rêve – qu’il pourrait venir un temps où je serais obligée de vivre sans ces miracles…

– Vous pourriez devenir riche d’un jour à l’autre et alors vous n’en auriez plus besoin.

J’étais intervenu sans réfléchir mais je me repris bien vite en voyant l’épouvante sur son visage.

«Je veux dire, vos soucis peuvent se dissiper brusquement, d’une manière toute naturelle et les miracles que vous vivriez alors seraient spirituels, des expériences intérieures.

Elle secoua la tête et répliqua durement:

– Les expériences intérieures ne sont pas des miracles. Il est assez étrange que certains semblent ne jamais en avoir. Depuis mon enfance, jour après jour, je connais – elle s’interrompit brutalement et je devinai qu’il y avait en elle autre chose dont elle n’avait jamais parlé, peut-être un tissu d’événements invisibles semblables aux miens – mais ce n’est pas le moment d’en parler. Même si quelqu’un se levait et guérissait des malades en leur imposant les mains, je ne pourrais pas appeler cela un miracle. C’est seulement quand la matière sans vie, la terre, sera animée par l’esprit et que les lois de la nature se briseront que sera accompli ce que je désire de tout mon être depuis que je pense. Mon père m’a dit un jour que la Cabale avait deux aspects: l’un magique et l’autre abstrait que l’on ne peut jamais faire coïncider. Le magique peut attirer l’abstrait à lui, mais jamais l’inverse. Le premier est un don, l’autre peut être conquis, encore que l’aide d’un maître soit indispensable.

Elle reprit le premier fil de sa pensée.

«Le don, c’est cela dont j’ai soif; ce que je peux conquérir m’est indifférent, sans plus de valeur que la poussière. Quand je me représente que le temps pourrait venir, comme je l’ai déjà dit, où il me faudrait vivre de nouveau sans ces miracles – je vis ses doigts se crisper et le remords me broya – je crois que je mourrais sur-le-champ, rien qu’à l’idée d’une telle possibilité.

– Est-ce la raison pour laquelle vous souhaitiez aussi que le miracle n’ait jamais eu lieu?

J’explorai prudemment.

– En partie seulement. Il y a encore autre chose. Je… je – elle réfléchit un instant – je n’étais pas encore mûre pour le miracle sous cette forme. C’est cela. Comment vous expliquer? Supposez, simplement pour avoir un exemple, que j’aie fait toutes les nuits depuis des années le même rêve, qui se continue et dans lequel quelqu’un, disons un habitant d’un autre monde, m’enseigne et ne me montre pas seulement d’après l’image de moi-même et ses continuelles modifications combien je suis loin de la maturité magique, loin de pouvoir vivre un miracle, mais aussi qu’il y a, pour les questions de raison, la même explication que je peux vérifier jour après jour. Vous allez me comprendre: un être comme celui-là tient lieu de tous les bonheurs que l’on peut concevoir sur terre; il est pour moi le pont qui me relie à l’Au-delà, l’échelle de Jacob que je peux gravir pour m’élever au-dessus du quotidien et parvenir à la lumière. Il est le maître et l’ami; tout espoir que j’ai de ne pas m’égarer dans la folie et les ténèbres sur les sombres chemins que parcourt mon âme, je le mets en «lui» qui ne m’a encore jamais trompée. Et voilà que brusquement, malgré tout ce qu’il m’a dit, un «miracle» entre dans ma vie! Qui croire maintenant? Ce qui emplissait mon être pendant toutes ces années, était-ce donc une illusion? Si je devais douter de lui, je tomberais la tête la première dans un gouffre sans fond. Et pourtant le miracle est arrivé! Je sangloterais de joie si…