– Si?
Je l’interrompis, le souffle coupé. Peut-être allait-elle prononcer elle-même la parole libératrice et je pourrais tout lui avouer.
– Si j’apprenais que je me suis trompée, que ce n’était pas un miracle, mais j’en mourrais, je le sais, comme je sais que je suis assise ici, aussi sûrement.
Mon cœur s’arrêta.
«Être arrachée du ciel et rejetée sur la terre, croyez-vous qu’une créature humaine puisse supporter cela?
– Demandez donc de l’aide à votre père, dis-je, égaré dans mon angoisse.
– Mon père? De l’aide?
Elle me regarda, sans comprendre.
«Où il n’y a que deux voies pour moi peut-il en trouver une troisième? Savez-vous ce qui serait le véritable salut pour moi? S’il m’arrivait à moi ce qui vous est arrivé à vous. Si je pouvais oublier en cette minute tout ce qu’il y a derrière moi, toute ma vie jusqu’à aujourd’hui. C’est curieux, n’est-ce pas? Ce que vous tenez pour un malheur, ce serait le plus grand des bonheurs pour moi!
Nous restâmes silencieux un long moment.
– Je ne veux pas que vous vous tourmentiez pour moi – elle me consolait, moi! – Avant, vous étiez si joyeux, si heureux du printemps dehors et maintenant vous êtes la tristesse même. Je n’aurais rien dû vous dire. Arrachez-vous à vos souvenirs et reprenez vos pensées comme avant! Je suis si joyeuse…
– Vous, joyeuse, Mirjam?
Mon interruption était pleine d’amertume.
Elle prit une mine convaincue:
– Oui, vraiment! Joyeuse! Quand je suis venue chez vous, j’étais si angoissée, je ne sais pas pourquoi, je ne pouvais me délivrer de l’impression que vous courriez un grave danger – je dressai l’oreille – et au lieu de me réjouir de vous trouver bien portant, voilà que je vous assombris avec des prédictions de malheur…
Je me contraignis à la gaieté:
– Et vous ne pourrez réparer cela qu’en venant vous promener avec moi.
Je m’efforçais de mettre autant d’entrain que possible dans ma voix.
«Je voudrais voir si je ne parviendrais pas à chasser vos sombres pensées, Mirjam. Vous direz ce que vous voudrez, vous n’êtes pas encore une magicienne de l’ancienne Égypte, mais seulement jusqu’à nouvel ordre une jeune fille à qui le vent du printemps peut jouer beaucoup de méchants tours.
Elle devint soudain très mutine.
– Voyons, qu’est-ce que vous avez aujourd’hui, monsieur Pernath? Je ne vous ai encore jamais vu ainsi? D’ailleurs, le «vent du printemps»: chez les jeunes filles juives, ce sont les parents qui le dirigent, c’est bien connu et nous n’avons qu’à obéir. Ce que nous faisons, bien entendu. Nous avons cela dans le sang. Mais pas moi, ajouta-t-elle avec force, ma mère a violemment résisté quand on a voulu lui faire épouser l’affreux Aaron Wassertrum.
– Quoi? Votre mère? Le brocanteur, là en bas?
Elle fit signe que oui.
– Dieu merci, cela ne s’est pas fait. Pour le pauvre homme, le coup a été écrasant, sans doute.
– Le pauvre homme? m’exclamai-je. Mais c’est un criminel!
Elle hocha pensivement la tête:
– Certainement, c’est un criminel. Mais celui qui vit dans un corps pareil et qui n’est pas criminel doit être prophète.
Je m’approchai, dévoré de curiosité.
– Vous savez quelque chose de plus précis sur lui? Cela m’intéresse. Pour des raisons très particulières…
– Si vous aviez vu l’intérieur de sa boutique, monsieur Pernath, vous sauriez aussitôt comment est l’intérieur de son âme. Je dis cela parce que j’y suis souvent entrée dans mon enfance. Pourquoi me regardez-vous d’un air si étonné? C’est donc tellement extraordinaire? Il a toujours été très gentil et très bon avec moi. Je me rappelle même qu’un jour il m’a donné une grosse pierre brillante qui m’avait fait envie, au milieu de toutes ses affaires. Ma mère m’a dit que c’était un diamant et j’ai dû le reporter immédiatement, bien entendu.
«D’abord, il ne voulait pas le reprendre, mais au bout d’un grand moment, il me l’a arraché des mains et il l’a jeté dans un coin avec rage. J’ai bien vu qu’il avait les larmes aux yeux et je savais déjà assez l’hébreu à l’époque pour comprendre qu’il marmonnait: Tout ce que je touche est maudit… C’est la dernière fois que je suis allée le voir. Jamais plus ensuite il ne m’a invitée à venir chez lui. Je sais pourquoi: si je n’avais pas essayé de le consoler, tout serait comme avant, mais parce qu’il me faisait une pitié infinie et que je le lui ai dit, il n’a plus voulu me voir, vous comprenez cela, monsieur Pernath? C’est si simple: c’est un possédé, un homme qui devient méfiant, irrémédiablement méfiant dès que quelqu’un lui touche le cœur. Il se tient pour bien plus laid encore qu’il l’est en réalité, si la chose est possible, la racine de toutes ses pensées, de toutes ses actions est là. On dit que sa femme l’aimait bien, peut-être était-ce plus de la pitié que de l’amour, mais enfin beaucoup de gens le croyaient. Le seul qui était profondément convaincu du contraire, c’était lui. Partout il décèle la tromperie et la haine.
«Il ne faisait une exception que pour son fils. Peut-être parce qu’il l’avait vu grandir depuis sa plus tendre enfance, qu’il avait donc suivi le développement de ses moindres traits de caractère depuis le premier germe dans le nouveau-né, pour ainsi dire, qu’il n’y avait jamais eu de lacune par où sa méfiance aurait pu s’introduire, ou peut-être cela tenait-il au sang juif, déverser sur sa descendance tout ce qui vivait en lui de capacité d’aimer, poussé par cette peur instinctive de notre race, la peur de mourir sans avoir rempli une mission que nous avons oubliée, mais qui demeure obscurément en nous. Qui peut le savoir?
«Il a conduit l’instruction de son fils avec une circonspection qui confinait à la sagesse, très étonnante chez un homme si inculte, écartant de son chemin d’une main aussi sûre que celle d’un psychologue tout ce qui aurait pu contribuer au développement de sa conscience, afin de lui éviter les souffrances morales par la suite.
«Il lui avait donné comme professeur un savant éminent qui soutenait que les animaux sont dénués de sensibilité et que chez eux les expressions de la souffrance sont de simples réflexes.
«Tirer de toute créature le maximum de joie et de jouissance, puis rejeter aussitôt l’écorce inutile, tel était à peu près l’ABC de son système d’éducation.
«Vous pouvez bien penser, monsieur Pernath, que l’argent jouait là le premier rôle, à la fois critère et clef de la puissance. De même qu’il cache soigneusement sa propre richesse pour noyer dans l’ombre les limites de son influence, il imagina un moyen qui permît à son fils d’en posséder autant, tout en lui épargnant les contraintes d’une vie apparemment misérable; il l’imprégna de l’infernal mensonge de la beauté, il lui enseigna, au nom de l’esthétique, à jouer hypocritement les lis des champs tout en étant intérieurement un vautour.
«Bien entendu, cette histoire de beauté il ne l’avait pas inventée, c’était probablement le perfectionnement du conseil donné par quelque érudit.
«Que par la suite son fils l’ait renié chaque fois qu’il le pouvait, il ne l’a jamais pris en mauvaise part. Au contraire, il lui enjoignait de le faire, car son amour était totalement désintéressé et, comme je l’ai déjà dit à propos de mon père, de ceux qui survivent à la tombe.
Mirjam se tut un instant et je vis sur son visage qu’elle poursuivait le fil de ses pensées, je l’entendis au son différent de sa voix quand elle dit:
– Des fruits étranges poussent sur l’arbre du judaïsme.
– Dites-moi, Mirjam, lui demandai-je. Vous n’avez jamais entendu dire que Wassertrum a une figure de cire dans sa boutique? Je ne sais plus qui m’a raconté cela, c’était sans doute une invention…
– Non, non. C’est bien vrai, monsieur Pernath: il y a une figure de cire grandeur nature dans le coin où il couche sur son sac de paille, au milieu du bric-à-brac le plus insensé. Il l’a achetée à un montreur de marionnettes il y a des années, simplement, dit-on, parce qu’elle ressemble à, à une chrétienne qu’il aurait aimée autrefois.
«La mère de Charousek!» L’idée jaillit aussitôt dans mon cerveau.
– Vous ne savez pas son nom, Mirjam?
Elle secoua la tête.
– Si vous tenez à le savoir je pourrai m’informer.
– Ah! mon Dieu, non! Cela m’est tout à fait indifférent.
Je voyais à ses yeux brillants qu’à force de me parler elle était sortie de sa dépression et je me promis qu’elle n’y retomberait jamais. Ce qui m’intéressait beaucoup plus, c’est le sujet dont nous parlions avant. Celui du «vent de printemps».
– Votre père ne vous imposerait tout de même pas un mari?
Elle rit gaiement:
– Mon père? Qu’est-ce que vous allez penser?