– Je ne le sais pas moi-même. Quelque chose d’inconscient sûrement: chaque fois que je le croise dans la rue, j’ai envie de descendre du trottoir et de m’agenouiller comme devant un prêtre qui porte le saint sacrement. Voyez-vous, maître Pernath, voilà un homme dont chaque atome est l’antidote de Wassertrum. Les chrétiens du quartier, mal informés dans son cas comme dans tous les autres, le prennent pour exemple du grigou et du millionnaire caché, alors qu’il est indiciblement pauvre.
Je l’interrompis, horrifié.
– Pauvre?
– Oui, plus encore que moi si la chose est possible. Je crois bien qu’il ne connaît le mot «prendre» que par les livres; mais quand il sort du tribunal rabbinique, le premier du mois, les mendiants juifs se précipitent sur lui parce qu’ils savent qu’il mettrait volontiers tout son maigre salaire dans la première main tendue, quitte à souffrir de la faim, avec sa fille, quelques jours après. Si la vieille légende talmudique est vraie selon laquelle sur les douze tribus d’Israël, dix sont maudites et deux sont saintes, il incarne les deux saintes et Wassertrum les dix autres. Vous n’avez pas remarqué que le brocanteur change de couleur quand il le croise? Intéressant, je vous assure. Voyez-vous, un sang pareil ne peut pas se mêler à un autre: les enfants naîtraient morts. À condition que la mère n’ait pas péri d’horreur avant. D’ailleurs Hillel est le seul qu’il n’ose pas approcher: il l’évite comme le feu. Probablement parce que Hillel représente pour lui l’inconcevable, l’indéchiffrable absolu. Il est possible qu’il flaire aussi en lui le cabaliste.
Nous descendîmes ensemble l’escalier.
– Croyez-vous qu’il existe encore des cabalistes de nos jours, croyez-vous même qu’il y ait quelque vérité dans la Cabale? lui demandai-je, et j’attendis, tendu, sa réponse. Mais il sembla ne pas avoir entendu. Je répétai ma question.
Il se détourna précipitamment et montrant du doigt une porte faite de morceaux de caisses clouées ensemble:
– Vous avez là de nouveaux locataires, une famille juive, mais pauvre: le musicien toqué Nephtali Schaffraneck avec sa fille, son gendre et ses petits-enfants. Quand la nuit tombe et qu’il est seul avec les fillettes, sa crise le prend: il les attache par les pouces pour qu’elles ne puissent pas se sauver, il les enferme dans une vieille cage à poules et il leur apprend le «ramage» comme il dit, pour qu’elles puissent gagner seules leur vie par la suite – c’est-à-dire qu’il leur serine les paroles les plus extravagantes qui existent, des textes allemands, des lambeaux qu’il a ramassés on ne sait où et que, dans les ténèbres de son âme, il prend pour des hymnes de bataille prussiens, ou quelque chose de ce genre.
De fait, une musique étrange filtrait doucement sur le palier. Un archet grattait, effroyablement haut et sans cesse sur le même ton, les contours d’une rengaine des rues et deux voix d’enfants, grêles comme des fils, le suivaient:
Madame Pick,
Madame Hock,
Madame Kle-pe-tarsch,
Elles se rassemblent de partout
Et jacassent sur tout…
Folie et comique mêlés. J’éclatai de rire malgré moi.
«Le gendre de Schaffraneck – sa femme vend du jus de concombre au verre sur le marché des œufs – court toute la journée dans les bureaux, continua Charousek féroce, pour quémander de vieux timbres. Ensuite, il les trie et quand il en trouve qui n’ont été oblitérés que sur le bord, il les ajuste les uns sur les autres, les découpe, recolle les moitiés intactes et les revend comme neufs. Au début son petit commerce était florissant et il arrivait souvent à se faire presque un gulden par jour, mais la grosse industrie juive de Prague a fini par éventer la mèche, et maintenant elle le fait elle-même. En enlevant la crème, bien entendu.
– Est-ce que vous soulageriez des misères, Charousek, si vous aviez de l’argent de reste? demandai-je très vite. Nous étions arrivés devant la porte de Hillel et j’y frappai.
– Me jugez-vous assez vil pour penser que je ne le ferais pas? répliqua-t-il, déconcerté.
Les pas de Mirjam s’approchaient; j’attendis qu’elle eût la main sur la poignée et enfonçai très vite le billet dans la poche de l’étudiant.
– Non, monsieur Charousek, c’est moi que vous pourriez juger vil si je négligeais de le faire.
Avant qu’il eût pu répondre, je lui avais serré la main, et je m’étais engouffré derrière la porte. Pendant que Mirjam me souhaitait la bienvenue, je tendais l’oreille pour savoir ce qu’il allait faire. Il demeura un instant immobile, laissa échapper un léger sanglot, puis descendit lentement l’escalier, d’un pas tâtonnant, comme quelqu’un qui doit se tenir à la rampe.
C’était la première fois que j’entrais dans la chambre de Hillel. Elle était nue comme une prison, le sol méticuleusement propre, saupoudré de sable blanc. Aucun meuble à part deux chaises, une table et une commode. À gauche et à droite, un piédestal de bois contre le mur. Mirjam s’assit en face de moi à la fenêtre, tandis que je pétrissais ma cire.
– Il faut donc avoir un visage devant soi pour saisir la ressemblance? demanda-t-elle timidement, afin de rompre le silence.
Gênés, nous évitions de nous regarder. Elle ne savait où poser les yeux tant elle était honteuse de cette chambre misérable et moi les joues me brûlaient à la pensée que je ne m’étais jamais soucié jusqu’alors de savoir comment elle vivait avec son père.
Mais enfin, il fallait bien répondre quelque chose!
– Moins pour saisir la ressemblance que pour vérifier si l’on a vu juste également sur le plan intérieur.
Et en disant cela, je sentais combien c’était faux. Pendant des années j’avais rabâché sans réfléchir la loi fondamentale et fondamentalement fausse de la peinture selon laquelle il faut étudier la nature physique pour parvenir à la création artistique et je m’y étais conformé. J’avais dû attendre cette nuit où Hillel m’avait réveillé pour que le regard intérieur me fût donné: la véritable vision derrière les paupières fermées qui s’évanouit dès qu’on les ouvre, le don que tous croient avoir et qu’aucun parmi des millions ne possède réellement. Comment pouvais-je faire seulement allusion à la possibilité de mesurer l’infaillible norme de la vision spirituelle par les grossiers moyens de l’œil humain!
D’après l’étonnement qui se peignait sur son visage, Mirjam devait avoir la même idée.
– Il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre, lui dis-je pour m’excuser.
Elle me regarda très attentivement accentuer les reliefs avec le burin.
– Ce doit être incroyablement difficile de reproduire le modèle en pierre avec une exactitude parfaite?
– C’est un travail mécanique. Au moins en partie.
Pause.
– Je pourrai voir la gemme quand elle sera finie?
– Elle est pour vous, Mirjam.
– Non, non; ce ne serait pas, pas… Je vis ses mains devenir nerveuses, et l’interrompis très vite:
– Vous ne voulez pas même accepter cette petite chose de moi? Je voudrais, je devrais faire plus pour vous.
Elle détourna précipitamment son visage. Qu’avais-je dit là! J’avais dû la blesser au plus profond d’elle-même. J’avais l’air de vouloir faire allusion à sa pauvreté.
Pouvais-je encore rattraper ma maladresse? Ne risquai-je pas de l’aggraver davantage? Je pris mon élan.
– Écoutez-moi tranquillement, Mirjam, je vous le demande en grâce. J’estime tant votre père, vous ne pouvez pas vous en faire une idée.
Elle me regarda, incertaine, sans comprendre. «Oui, oui… infiniment. Plus que ma propre vie.
– Parce qu’il vous a secouru pendant que vous étiez sans connaissance? C’était tout naturel.
Je sentis qu’elle ignorait le lien qui m’attachait à lui. Prudemment, je tâtai le terrain pour savoir jusqu’où je pouvais aller sans révéler ce qu’il lui avait tu.
– L’aide intérieure est à mettre bien plus haut que l’aide extérieure, à mon sens. Je veux dire celle que l’influence spirituelle d’un homme fait rayonner sur les autres. Comprenez-vous ce que j’entends par là, Mirjam? On peut guérir une âme et non pas seulement un corps.
– Et il a…?
– Oui, c’est cette aide-là que votre père m’a apportée! – Je lui pris la main. – Ne voyez-vous pas que ce serait mon plus cher désir de donner quelque joie sinon à lui du moins à quelqu’un qui lui tient autant à cœur que vous? Accordez-moi donc une toute petite parcelle de confiance! N’avez-vous pas quelque souhait que je pourrais exaucer?
Elle secoua la tête.
– Vous croyez que je me sens malheureuse ici?
– Certainement pas. Mais peut-être avez-vous parfois des soucis dont je pourrais vous délivrer? Vous avez le devoir, vous m’entendez, le devoir de me laisser en prendre une part. Pourquoi vivre tous les deux dans cette ruelle sombre et triste si vous n’y êtes pas obligés? Vous êtes encore si jeune, Mirjam et…
– Vous y vivez bien vous-même, monsieur Pernath, interrompit-elle en souriant. Qu’est-ce qui vous attache à cette maison?