XI DÉTRESSE
Une bataille de flocons faisait rage devant ma fenêtre. À la manière de régiments, les étoiles de neige, minuscules soldats en uniformes blancs ébouriffés, se donnaient la chasse, toujours dans la même direction, comme emportés dans une fuite générale devant quelque adversaire particulièrement féroce. Puis tout à coup, ils en avaient assez de battre en retraite et apparemment saisis d’un inexplicable accès de rage rebroussaient chemin, attaqués sur leurs flancs par de nouvelles armées ennemies venues d’en haut et d’en bas, si bien que l’engagement s’achevait en une mêlée générale inextricable.
Des mois semblaient s’être écoulés depuis les événements bizarres que j’avais vécus peu de temps auparavant et si de nouveaux bruits concernant le Golem n’étaient parvenus journellement jusqu’à moi, qui faisaient revivre tout ce passé récent, je crois que j’aurais pu dans les moments de doute me croire victime de quelque état crépusculaire proche du rêve.
Au milieu des arabesques bariolées tissées autour de moi par les événements, ce que Zwakh m’avait raconté sur le meurtre encore inexpliqué du prétendu «franc-maçon», ressortait en teintes hurlantes.
Je n’arrivais pas à comprendre le lien qu’il avait avec Loisa le grêlé, bien que je ne pusse me débarrasser d’un obscur soupçon – presque à l’instant où, cette même nuit, Prokop croyait avoir surpris un bruit étrange et inquiétant montant du caniveau, nous avions vu le garçon chez Loisitschek. Mais enfin, rien ne permettait de penser que ce cri jailli de la terre et qui pouvait d’ailleurs fort bien être une illusion de nos sens, était l’appel au secours d’un être humain.
Le tourbillon forcené de la neige devant mes yeux m’aveuglait et je commençais à voir partout des raies dansantes. De nouveau je consacrai mon attention aux gemmes devant moi. Le modèle de cire que j’avais exécuté du visage de Mirjam devait admirablement se prêter à une transposition en pierre de lune bleuâtre. Je me réjouissais du hasard heureux qui m’avait fait trouver une matière aussi appropriée dans mes réserves. Le noir profond de la matrice en amphibole donnait juste le reflet voulu à la pierre et ses contours étaient si exactement adaptés qu’on les eût dit créés par la nature pour devenir la reproduction indestructible du profil délicat de la jeune fille. Au début, j’avais eu l’intention d’y tailler un camée représentant le dieu égyptien Osiris et la vision de l’hermaphrodite du livre Ibbour, que je pouvais évoquer à mon gré avec une étonnante netteté, m’inspirait puissamment au point de vue esthétique; mais, après les premiers coups de ciseau, j’avais peu à peu découvert une telle ressemblance avec la fille de Schemajah Hillel que je modifiai mes plans.
Le livre Ibbour!
Bouleversé, je reposai l’outil d’acier. Incroyable le nombre d’événements qui s’étaient passés dans ma vie en si peu de temps!
Comme quelqu’un qui se trouve soudain transporté dans un désert de sable infini, je pris d’un coup conscience de la solitude profonde, gigantesque, qui me séparait de mes semblables. Pourrais-je jamais m’entretenir avec un ami – excepté Hillel – de ce qui m’était arrivé?
Dans les heures silencieuses des nuits écoulées, le souvenir m’était revenu que durant toutes mes années de jeunesse, dès la première enfance, j’avais été torturé par une indicible soif de merveilleux, de supranaturel au-delà de toutes choses mortelles, mais la réalisation de mon désir s’était abattu sur moi comme un ouragan étouffant de son poids les cris de joie dans mon âme.
Je tremblais à la perspective de l’instant où il me faudrait revenir à moi et assumer l’événement comme présent dans la plénitude de sa vie brûlante. Mais pas encore! Je voulais d’abord savourer la jouissance de voir l’inexprimable venir à moi dans toute sa splendeur. J’en étais le maître! Il me suffisait de passer dans ma chambre à coucher et d’ouvrir la cassette contenant le livre Ibbour, don de l’invisible!
Comme il était loin l’instant où ma main l’avait effleuré, en enfermant les lettres d’Angélina!
De sourds grondements, dehors, quand de temps à autre le vent faisait tomber les masses de neige accumulées sur les toits, suivis par des intervalles de silence profond, le manteau de flocons sur les pavés absorbant tous les bruits.
Je voulus continuer à travailler mais soudain des coups de sabots retentirent dans la rue en bas, coupants comme l’acier au point que l’on croyait voir jaillir les étincelles.
Impossible d’ouvrir la fenêtre pour regarder dehors: des muscles de glace attachaient ses bords à la maçonnerie et les vitres étaient givrées jusqu’à la moitié de leur hauteur. Je vis seulement que Charousek se tenait, très paisiblement en apparence, à côté du brocanteur Wassertrum, comme s’ils avaient eu une conversation ensemble, je vis la stupéfaction se peindre sur les deux visages tandis qu’ils regardaient fixement, sans un mot, la voiture que je venais, moi aussi, d’apercevoir.
Une idée me traversa l’esprit. C’est le mari d’Angélina. Ce ne peut pas être elle! Passer ici, devant chez moi avec son équipage, dans la ruelle du Coq! Aux yeux de tout le monde! Une vraie folie, mais que dire à son mari, si c’est lui et s’il m’accuse? Mentir, naturellement, mentir.
En toute hâte je passai les possibilités en revue: ce ne peut être que le mari. Il a reçu une lettre anonyme – de Wassertrum – l’avertissant qu’elle a eu un rendez-vous ici et elle a cherché un prétexte: elle a probablement dit qu’elle avait commandé chez moi une pierre taillée ou quelque chose, voilà!
Des coups furieux à ma porte et Angélina apparaît devant moi. Elle était incapable de prononcer une parole, mais l’expression de son visage m’en disait assez: inutile qu’elle insiste, qu’elle précise, tout est perdu. Pourtant quelque chose en moi refusait cette idée. Je ne parvenais pas à croire que ce sentiment si fort que j’avais de pouvoir l’aider, m’eût trompé.
Je la conduisis à mon fauteuil. Lui caressai les cheveux sans mot dire et elle se cacha la tête contre ma poitrine, comme une enfant morte de fatigue. Nous entendions les craquètements des bûches dans le poêle, nous regardions la lueur rose glisser sur le plancher, exploser puis s’éteindre, exploser puis s’éteindre, exploser puis s’éteindre.
«Où est le cœur en pierre rouge…» Il me semblait entendre la phrase résonner en moi. Soudain, je me demandai: Où suis-je? Depuis combien de temps est-elle assise là?
Et je l’interrogeai, prudemment, doucement, tout doucement pour ne pas la réveiller, ni toucher la blessure douloureuse avec la sonde. Fragment par fragment, j’appris ce que je voulais savoir et rassemblai le tout à la manière d’une mosaïque:
– Votre mari sait?
– Non, pas encore; il est en voyage.
Donc il s’agissait de la vie du Dr Savioli, Charousek avait vu juste. Et c’était pour cela qu’elle était là, parce que la vie de Savioli était en jeu et non plus la sienne. Je compris qu’elle pensait ne plus rien avoir à cacher.
Wassertrum était allé une fois encore chez le Dr Savioli. Il s’était frayé un chemin par la menace et la force jusqu’à son lit de malade.
Et après! Après! Que voulait-il de lui?
Ce qu’il voulait? Elle l’avait à demi deviné, à demi appris: il voulait que… que… il voulait que le Dr Savioli… se tuât.
Désormais, elle connaissait aussi les raisons de la haine sauvage, insensée de Wassertrum: le Dr Savioli avait autrefois acculé à la mort le fils de celui-ci, l’oculiste Wassory.
Aussitôt une pensée me frappa comme la foudre: descendre en courant, tout révéler au brocanteur, lui dire que c’était Charousek qui avait porté le coup, de son affût bien camouflé et non pas Savioli qui n’était qu’un instrument… «Trahison! Trahison! me hurlait mon cerveau. Tu veux donc livrer à la vindicte de ce misérable l’infortuné phtisique qui essayait de t’aider, toi et elle?»
J’avais l’impression d’être déchiré en deux moitiés sanglantes. Puis une idée me parla, froide et calme comme glace, pour me donner la solution: Insensé! Tu es maître de la situation! Tu n’as qu’à prendre cette lime, là, sur la table, à descendre en courant et à aller l’enfoncer dans la gorge du brocanteur jusqu’à ce que la pointe ressorte par la nuque. Mon cœur plein d’allégresse lança un cri de reconnaissance à Dieu.
J’explorai plus avant.
– Et le Dr Savioli?
Aucun doute, il attenterait à sa vie si elle ne le sauvait pas. Les infirmière ne le quittaient pas un instant et l’avaient engourdi à force de morphine, mais peut-être allait-il s’éveiller brusquement, peut-être en ce moment même… et… et… non, non, il fallait qu’elle s’en allât, sans perdre une seconde de plus. Elle écrirait à son mari, elle avouerait tout, dût-il lui enlever l’enfant, mais Savioli serait sauvé, car elle aurait ainsi arraché à Wassertrum la seule arme qu’il possédât.
Elle révélerait elle-même le secret avant qu’il pût le faire.
– Jamais, Angélina! m’écriai-je et en songeant à la lime, la voix me manqua dans l’exultation de ma puissance.
Angélina voulait s’arracher à notre entretien: je la retins. «Encore une chose: pensez-vous que votre mari croira le brocanteur sur parole, sans chercher davantage?