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Le déjeuner à la table d’hôte eut d’abord pour moi un magique attrait: je scrutai toutes les physionomies pour tâcher de surprendre les deux êtres qui s’étaient aimés la nuit.

Mais j’eus beau interroger les visages deux à deux, chercher à voir un point de ressemblance, rien ne me guida. Je ne les connus pas plus que lorsqu’ils étaient plongés dans la nuit noire.

… Il y a cinq jeunes filles ou jeunes femmes. C’est une de celles-là, au moins, qui garde emprisonné dans son corps le vivant et brûlant souvenir. Mais une volonté plus forte que moi ferme son visage. Je ne sais pas, et je suis accablé par le néant qu’on voit.

Elles sont parties une à une. Je ne sais pas… Ah! mes deux mains se crispent dans l’infini de l’incertitude, et serrent le vide entre leurs phalanges; ma figure est là, précise, en face de tout le possible, de tout l’imprécis, en face de tout.

* * *

Cette dame! Je reconnais Aimée. Elle parle avec la patronne – du côté de la fenêtre. Je ne l’ai pas aperçue tout d’abord, à cause des convives qui s’interposaient entre nous.

Elle mange du raisin, assez délicatement, les gestes un peu étudiés.

Je me tourne vers elle. Elle s’appelle Mme Montgeron ou Montgerot. Ce nom me paraît drôle. Pourquoi s’appelle-t-elle ainsi? Il me semble que ce nom ne lui va pas ou qu’il est inutile. Le caractère artificiel des mots, des signes, me frappe.

C’est la fin du repas. Presque tout le monde est parti. Les tasses de café, les petits verres poissés de liqueur sont épars sur la table où brille un rayon de soleil qui moire la nappe et fait scintiller la verrerie. Une tache de café répandu, sèche, odorante.

Je me mêle à la conversation de Mme Lemercier et d’elle. Elle me regarde. C’est à peine si je reconnais son regard, que j’ai vu tout entier.

Le valet de chambre vient dire quelques mots, bas, à Mme Lemercier. Celle-ci se lève, s’excuse et quitte la pièce. Je suis à côté d’Aimée, m’étant tout à l’heure rapproché. Il n’y a dans la salle à manger que deux ou trois personnes, qui discutent l’emploi de l’après-midi.

Je ne sais pas quoi lui dire, à cette dame. La conversation entre elle et moi languit, est tombée. Elle doit supposer qu’elle ne m’intéresse pas, – cette femme dont je vois le cœur, et dont je connais le destin aussi bien que Dieu pourrait le connaître.

Elle tend la main vers un journal qui traîne sur la table, s’absorbe un instant dans la lecture, puis plie la feuille, se lève à son tour, et part.

Écœuré par la banalité de la vie, et d’ailleurs appesanti par l’heure, je m’accoude, ensommeillé, sur la table infinie, sur la table allumée par le soleil, sur la table évanouissante – faisant un effort pour ne pas alanguir mes bras, baisser le menton, clore mes paupières.

Et dans cette salle en débandade, déjà discrètement assiégée par les domestiques pressés de desservir et de ranger pour le repas du soir, je demeure presque seul, à ne pas savoir si je suis très heureux ou très malheureux, à ne pas savoir ce qui est le réel et ce qui est le surnaturel.

Puis, je le comprends, doucement, lourdement… Je jette les regards autour de moi, je contemple toute chose simple et tranquille, puis je ferme les yeux, et je me dis, comme un élu qui se rend compte peu à peu de sa révélation:

«Mais l’infini, le voici; c’est vrai, je n’en peux plus douter.» Cette affirmation s’impose: il n’y a pas de choses étranges: le surnaturel n’existe pas, ou plutôt, il est partout. Il est dans la réalité, dans la simplicité, dans la paix. Il est ici, entre ces murs qui attendent de tout leur poids. Le réel et le surnaturel, c’est la même chose.

Il ne peut pas plus y avoir de mystère dans la vie que d’autre espace dans le ciel.

Moi, qui suis pareil aux autres, je suis pétri d’infini. Mais comme tout cela se présente effacé et confus devant moi! Et je rêve à moi, à moi qui ne peux ni me bien savoir, ni me débarrasser de moi; à moi qui suis comme une ombre pesante entre mon cœur et le soleil.