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«Vois-tu, mon chéri, quand on pense à cela, on pardonne, on sourit, on n’en veut plus à personne, mais cette espèce de bonté vaincue est plus lourde que tout.»

* * *

Il lui embrassait les mains, courbé vers elle. Il la couvrait d’un tiède et pieux silence; mais comme toujours, je sentais qu’il était maître de lui…

Elle parlait d’une voix chantante et changée:

– J’ai toujours pensé à la mort. Une fois, j’ai avoué à mon mari cette hantise. Il est parti en guerre avec fureur. Il m’a dit que j’étais neurasthénique et qu’il fallait me soigner. Il m’a engagée à être comme lui qui ne pensait jamais à ces choses, à cause qu’il était sain et équilibré d’esprit.

«Ce n’est pas vrai. C’est lui qui était malade de tranquillité et d’indifférence: une paralysie, une maladie grise, et son aveuglement était une infirmité, et sa paix était celle d’un chien qui vit pour vivre, d’une bête à face humaine.

«Que faire? Prier? Non; l’éternel dialogue où l’on est toujours seul est écrasant. Se jeter dans une occupation, travailler! C’est vain: le travail, n’est-ce pas ce qui est toujours à refaire? Avoir et élever des enfants? Cela donne à la fois l’impression qu’on finit, et celle qu’on se recommence inutilement. Pourtant, qui sait!»

C’était la première fois qu’elle mollissait.

– L’assiduité, la soumission, l’humiliation d’être mère m’ont manqué. Peut-être cela m’aurait-il guidée dans la vie. Je suis orpheline d’un petit enfant.

Pendant un instant, baissant les yeux, laissant aller ses mains, laissant régner la maternité de son cœur, elle ne pensa qu’à aimer et à regretter l’enfant absent – sans s’apercevoir que, si elle le considérait comme le seul salut possible, c’était parce qu’elle ne l’avait pas…

– La charité?… On dit qu’elle fait oublier tout.

Elle murmura, tandis que nous sentions le frisson de froid pluvieux du soir et de tous les hivers qui furent et qui seraient:

– Oh! oui, être bonne! Aller faire l’aumône avec toi sur les chemins neigeux, dans un grand manteau de fourrure.

Elle eut un geste las.

– Je ne sais pas.

«Il me semble que ce n’est pas cela. Tout cela, c’est s’étourdir, mentir; cela ne change rien à la vérité parce que ce n’est pas de la vérité… Qu’est-ce qui nous sauvera! Et puis quand même nous serions sauvés! Nous mourrons, nous allons mourir!»

Elle cria:

– Tu sais bien que la terre attend nos cercueils et qu’elle les aura. Et cela n’est pas si éloigné.

Elle sortit de ses larmes, essuya ses yeux, prit un ton positif si calme qu’il donnait une impression d’égarement:

– Je voudrais te poser une question. Réponds-moi sincèrement. As-tu osé, mon chéri, même dans le fond du secret de toi, te formuler une date, une date éloignée relativement, mais précise, absolue, avec quatre chiffres, et te dire: «Si vieux que je vivrai, à cette date-là, je serai mort – alors que tout continuera et que, peu à peu, mes places vides se seront anéanties ou remplies?»

Il s’agita sous la netteté de cette question. Mais il me semblait qu’il cherchait surtout à éviter de lui donner une réponse qui eût avivé son obsession. Évidemment, il comprenait toutes ces choses (parmi lesquelles retentissait parfois, elle l’avait dit, l’écho de ses paroles), mais il avait l’air de comprendre théoriquement, à la lumière des grandes idées et dans une fièvre philosophique ou artistique distincte de sa sensibilité; tandis qu’elle était toute secouée et écrasée par l’émotion personnelle, et que son raisonnement saignait.

* * *

Elle resta attentive, immobile; puis elle reprit, après une hésitation, à voix basse, plus vite, dans un mouvement plus désespéré de cette grande exaltation de sa douleur:

– Hier, tu ne sais pas ce que j’ai fait? Ne me gronde pas. J’ai été au cimetière, au Père-Lachaise. J’ai été, par les allées, puis entre les tombes, jusqu’au caveau de ma famille, celui où, la pierre écartée, on descendra mon cercueil avec des cordes. Je me suis dit: c’est là que viendra mon convoi, un jour, un jour proche ou lointain, mais un jour, sûrement – vers onze heures du matin. J’étais fatiguée, j’ai été obligée de m’appuyer à un tombeau; et par suite d’une espèce de contagion du silence, du marbre et de la terre, j’ai eu l’apparition de mon enterrement. Le chemin montait avec peine. Il fallait tirer les chevaux du corbillard par la bride (j’ai vu plusieurs fois cela, à cet endroit). C’était pitoyable, ce chemin qu’on devait gravir ainsi en de pareilles circonstances. Tous ceux qui me connaissaient, qui m’aimaient, étaient là, en deuil; et l’assistance s’est groupée, éparse, entre les dalles (c’est bête, ces pierres si lourdes, sur les morts!), et les monuments, qui sont fermés comme des maisons, à l’ombre de cette tombe qui a une forme de chapelle, frôlant cette autre qui est couverte d’un carré de marbre neuf – il sera encore assez neuf pour produire une même tache claire. J’étais là… dans le corbillard – ou plutôt, ce n’était pas moi: Elle était là… Et tous, à ce moment, m’aimaient avec terreur; et tous pensaient à moi, pensaient à mon corps; la mort d’une femme a quelque chose d’impudique, puisqu’il s’agit d’elle toute.

«Et toi, tu étais là aussi, ta pauvre petite figure crispée par une douleur et une énergie muette – et notre vaste amour n’était plus que toi et mon image, et tu n’avais guère le droit de parler de moi… À la fin, tu es parti, comme si tu ne m’avais jamais aimée.

«Et, en revenant, glacée, je me suis dit que ce cauchemar était la plus réelle des réalités, que c’était la chose simple, vraie par excellence, et que toutes les actions que je vivais en pleine vie étaient du mirage à côté.»

Elle eut un cri étouffé qui la fit tressaillir toute, longtemps.

– Quelle désolation j’ai traînée jusqu’à la maison! Dehors, ma tristesse a tout assombri, bien que le soleil étincelât. Le ravage de toute la nature qu’on fait autour de soi, le monde de douleur qu’on apporte dans le monde! Il n’y a pas de beau temps qui tienne quand notre tristesse s’avance.

«Tout m’apparaissait frappé, condamné, par le mauvais ange de la vérité qu’on ne voit jamais.

«La maison s’est présentée à moi comme elle est vraiment, au fond: nue, trouée, blanchissante…»

* * *

Et tout à coup, elle se rappelle une chose qu’il lui a dite; elle se la rappelle avec une sorte d’ingéniosité extraordinaire, d’habileté admirable, pour, d’avance, lui fermer la bouche et se torturer plus.

– Ah! tiens, écoute… Te rappelles-tu… Un soir, sous la lampe. Je feuilletais un livre; tu me regardais. Tu es venu près de moi, tu t’es agenouillé. Tu m’as enlacé la taille, tu as posé ta tête sur mes genoux, et tu as pleuré. J’entends encore ta voix: «Je pense, disais-tu, que ce moment ne sera plus. Je pense que tu vas changer, mourir, que tu t’en vas, – et que maintenant, pourtant, tu es là!… Je pense, avec une immense ferveur de vérité, combien les moments sont précieux, combien tu es précieuse, toi qui ne seras plus jamais telle que tu es, et je supplie et j’adore ta présence indicible de ce moment-ci.» Tu as regardé ma main, tu l’as trouvée petite et blanche, et tu as dit que c’était un trésor extraordinaire, qui disparaîtrait. Puis tu as répété: «Je t’adore», d’une voix tellement tremblante, que je n’ai jamais rien entendu de plus vrai et de plus beau, car tu avais raison à la façon d’un Dieu.

«Et autre chose encore: un soir que nous étions restés longtemps ensemble, et que rien n’avait pu dissiper tes sombres préoccupations, tu as caché ta figure dans tes mains et tu m’as dit cette parole affreuse qui m’a pénétrée et qui est restée dans la plaie: «Tu changes; tu as changé; je n’ose pas te regarder, de peur de ne pas te voir!

«Tu sais, c’est ce soir-là que tu m’as parlé des fleurs coupées: des cadavres de fleurs, disais-tu, et tu les comparais à de petits oiseaux morts. Oui, c’était le soir de cette grande malédiction que je n’oublierai jamais, et que tu as criée d’un coup, comme si tu en avais beaucoup sur le cœur à propos de fleurs coupées.

«Comme tu avais raison de te sentir vaincu par le temps, de t’humilier, de dire que nous n’étions rien, puisque tout passe et qu’on arrive à tout.»

* * *

Le crépuscule envahissait la chambre et courbait comme un grand vent ce pauvre groupe occupé à regarder les causes de la souffrance, à fouiller la misère pour savoir de quoi elle était faite.

– L’espace, qui est toujours, toujours entre nous; le temps, le temps qui est attaché en nous comme une maladie… Le temps est plus cruel que l’espace. L’espace a quelque chose de mort, le temps a quelque chose de tuant. Tous les silences, vois-tu, tous les tombeaux, ont dans le temps leur tombeau… Les deux choses si invisibles et si réelles qui se croisent sur nous au point précis où nous sommes! Nous sommes crucifiés; pas comme le bon Dieu qui l’a été charnellement sur une croix; mais (elle serrait ses bras contre son corps, elle se recroquevillait, elle était toute petite), nous sommes crucifiés sur le temps et l’espace.